histoire-de-ceric

histoire-de-ceric

Extraits du livre "Voyages aux pays de la Terre Cuite" écrit par Mr Olivier Boudot

Préface

CÉRIC est une entreprise attachante. Par son métier qui consiste, ultimement, à protéger et embellir l’habitat des hommes. Par les enjeux qui lui sont liés : la réponse à la croissance démographique, le changement climatique. Par son histoire, marquée par une vision forte, un succès remarquable, puis les vicissitudes de la crise et un patient redressement. Et par la personnalité de ses fondateurs, Jean Mérienne et Michel Rasse, auxquels ce document rend justement hommage.
Ce n’est pas une histoire de CÉRIC. La très longue durée de l’aventure, la perte ou la dispersion des archives la rendaient difficile. C’est un regard sur l’histoire, fait de coups d’œil, de clins d’œil parfois. Il y manque beaucoup de faits et - puissent-ils ne pas nous en vouloir - beaucoup d’acteurs… Mais, tel quel, il rappelle ou, surtout, il apprend à une génération nouvelle aujourd’hui en première ligne un peu de ce qu’une histoire plus académique oublierait : l’importance du rêve, de la chance, de l’échange. L’esprit CÉRIC.
C’est donc aussi à tous ceux qui n’y sont pas nommément cités qu’est dédié ce volume. À ceux qui, sur la route, sur les chantiers, dans les ateliers, dans les bureaux, ont réalisé ce qu’imaginaient les fondateurs et ce qu’attendaient les clients. À tous les partenaires de l’entreprise, ses fournisseurs et les clients eux-mêmes.
C’est de la fidélité à son histoire, aux idéaux de Jean Mérienne, qui l’accompagne encore de ses conseils, que CÉRIC tirera une partie de sa force retrouvée. En même temps, rien n’est acquis, tout évolue : les technologies, les attentes des clients. C’est aussi cela que nous rappelle cet ouvrage, et à quoi CÉRIC se doit d’être plus attentive que jamais.


GENESE
Un court voyage dans le temps
Souvent les histoires de terre cuite commencent avec un voyage dans l’espace et le temps. Il débute avec l’évocation des premières briques crues vers l’an 10000 avant Jésus-Christ ; il chemine ensuite entre le Tigre et l’Euphrate, ressuscitant les royaumes mésopotamiens de Sumer et d’Elam - d’après ce que l’on sait, le pays d’Elam fut le premier à mouler la brique vers 5000-4500 avant l’ère chrétienne. On la façonnait alors crue mais, à peine mille ans plus tard, vers 3500 avant Jésus-Christ, on savait déjà la cuire.
Dans le croissant fertile irrigué par les grands fleuves mésopotamiens, Ninive et Babylone sont d’autres évocations majeures et symboliques de l’importance de la terre cuite. Durant notre jeunesse, on nous apprenait que les jardins suspendus de Babylone étaient la deuxième merveille du monde. Parmi les différentes structures qui supportaient les plantations, renversant ainsi la perspective entre le ciel et la terre, l’une était faite de roseaux mêlés d’asphalte, une autre de brique et de plâtre. La magie de la brique se dévoilait bien au-delà des jardins. Les murs des palais princiers de Babylone étaient construits en briques cuites vernissées et la ziggourat que Nabuchodonosor fit bâtir au centre de la ville comptait trente-six millions de briques !
La pose de la première brique d’une ziggourat donnait lieu à une cérémonie dont on a retrouvé le récit plein d’images et de saveur. Il raconte comment les souverains procédaient : « Le roi versa l’eau bénite dans la case du moule à briques. Puis les tambours et timbales accompagnèrent le chant adab. Le roi apposa ensuite le sceau approprié sur la brique de façon que la face inscrite fût visible vers l’eau. Il l’oignit ensuite de miel, de beurre et de crème ; il y mélangea l’ambre gris et les essences de toutes sortes d’arbres pour en faire une pâte à étaler ; il souleva l’impeccable corbeille et la posa devant le moule ; il accomplit avec précision tout ce qui était prescrit et voici : il réussit à faire, pour la demeure, la plus belle des briques… Il retira le moule et la brique apparut à la lumière du jour. Le roi examina avec une satisfaction totale le sceau bien visible sur l’argile. Il répandit encore de l’essence de chypre et de l’ambre gris. Le dieu Soleil se réjouit de sa brique bien placée dans le moule qui s’élevait comme les eaux d’une rivière… » Cette première brique, c’est « l’asad », autrement dit l’invincible.
L’histoire de la terre cuite est née de rites majestueux et quasi initiatiques.

Deux ou trois mille ans plus tard, nous voici au pied de la muraille de Chine. S’il est vrai que les Chinois ne sont pas les premiers à avoir cuit la brique, leur maîtrise leur permet de surclasser les Occidentaux en inventivité et en créativité. Vers 475 avant Jésus-Christ, ils ont déjà mis au point des fours sophistiqués équipés de souffleries. Ils peuvent, dit-on, sans conteste revendiquer le titre de pionniers de la manufacture de la céramique. La Grande Muraille, qui court sur des milliers de kilomètres traversant les steppes les plus rudes comme le désert de Gobi, en apporte la preuve. C’est à l’époque de la dynastie Ming, au XVIe siècle après Jésus-Christ, que le général Qi Jiguang fera ériger des fortifications de briques par des millions d’ouvriers.
Quittons la Chine pour Rome et ses deux Empires, ceux d’Orient et d’Occident. Les Grecs ont introduit la terre cuite en Europe. Rome la diffuse, l’utilise en couvrant ses édifices de tuiles de plusieurs formes - la Corinthienne, la Laconienne et un entre-deux, une tuile que l’on trouve en Sicile ou en Éolide. La brique est très employée, autant pour construire les thermes que pour bâtir les entrepôts et les monuments du port d’Ostie, par exemple. Rome pare ses murs d’incrustation et marie la terre cuite et le marbre ; ses légionnaires se transforment plus que de coutume en briquetiers, érigeant des fortifications sur le lieu de leurs campements.
À l’Est, c’est Byzance et l’éclat incomparable de Sainte-Sophie. Pour bâtir la voûte, on se servit de briques blanches si légères qu’une tuile ordinaire pesait, dit-on, autant que douze d’entre elles. Chacune de ces briques portait un renvoi au verset 6 du psaume 45 : « Dieu est au milieu d'elle ; elle est inébranlable. » L’idée de l’invincibilité de la brique resurgit ainsi à travers les âges. La solidité et l’adaptabilité de ce matériau à tous les usages défieront le temps et continuent d’être au centre de son développement.

Lorsque Rome s’éteint, la terre cuite connaît en Occident une longue éclipse. Il faut attendre environ l’an mille pour qu’elle renaisse, du moins en Europe. Car, en Asie centrale, dans le Proche et le Moyen-Orient, sa splendeur continue de rayonner grâce à certaines civilisations de bâtisseurs. Construit vers 900, le mausolée des Samanides est si beau que les Mongols, quand ils envahiront la région vers 1200, le laisseront intact.
Et toi, voyageur, t’es-tu arrêté au petit matin pour admirer le lever de soleil sur l’ancienne cité de Pagan ? Le ruissellement de l’or des stûpas embrase les milliers de tours construites en briques moulées dans les terres alluviales. Parmi tout ce qu’il est donné de voir, cette aurore est, raconte-t-on, l’une des plus stupéfiantes. As-tu eu la chance de la contempler ? De 800 à 1500 après Jésus-Christ, en Birmanie et dans toute l’Asie du sud-est, un art véritable et subtil se développe. Les dynasties Mongoles des Ilkhanides et des Timourides le portent aux nues et Samarkand, la cité de Tamerlan, est un témoin inaltérable de cette munificence.

Pendant ce temps, la brique ressuscite en Europe. Chaque pays a sa culture et ses traditions héritées de la qualité de ses argiles et de leurs spécificités. Dans les murs de Florence, les moules scellés dans le fer protègent le savoir-faire des maîtres briquetiers de la contrefaçon. La Grande-Bretagne pare ses maisons bourgeoises de diamants et losanges en terre cuite en insérant des boutisses à intervalles réguliers. Afin de caractériser la technique utilisée pour faire apparaître les formes, on utilise le terme diapering. En Allemagne du nord, les demeures patriciennes et les portes monumentales sont décorées de briquetage. La Russie impériale édifie des églises dont les toits en pavillon reposent sur une structure de pierres et de briques, à l’image de l’église de l’Ascension à Kolomenskoie, près de Moscou, où sera célébrée la naissance d’Ivan IV, dit le Terrible, le fondateur de la dynastie des Romanov. Au XVIIe siècle, la Hollande, l’une des patries de la brique par la qualité de ses argiles, produit plus de 200 millions de briques par an.

Et en France ? Le pays d’Oc est à l’avant-garde de la résurrection de la brique avec, dès le XIe siècle, la construction des villes rose et rouge de Toulouse et Albi, de Saint-Sernin à Toulouse et Sainte-Cécile d’Albi, la plus grande cathédrale de briques du monde. Inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco, avec son immense clocher donjon, elle est à la fois dressée comme un rempart contre l’hérésie et un écrin pour les prophètes enceints dans son jubé de pierre. Lorsque celui-ci est ajouté – à la fin du XVe siècle – la brique a été définitivement adoptée en France.
Son implantation à grande échelle date de la reprise des échanges avec l’Italie et la Flandre au terme de la guerre de Cent Ans. Briques et pierres entremêlées dans les façades inaugurent un nouvel ordre architectural, que le célèbre architecte de la Renaissance, Sebastiano Serlio, caractérisera de la sorte : « Les pierres cuites sont la chair du bâtiment et les pierres vives les os qui la soutiennent ». À la fin du XVIIe siècle, la brique est d’ailleurs devenue d’un usage si courant qu’elle perd un temps de sa noblesse. Les seigneurs la réservent à leurs communs.

Le soleil se couche sur la France renaissante pour se lever sur la Révolution. Les révolutionnaires dénoncent le danger d’inflammation des toits de paille et plaident pour leur suppression. Dès lors, les toits de France se parent de tuiles. Des grandes plaines du Bassin parisien au sud de la Bourgogne et de la Flandre jusqu’au sud du Berry, celles-ci seront plates. Plus au sud, la tuile canal a la palme. Elle suit les corridors romains et on la trouve dans des régions situées dans l’Est de la France, à l’image de la Lorraine.
Pour le promeneur que tu es, la contemplation des toits est, avant l’heure, une évocation baudelairienne des saisons et de leurs fruits. En Bourgogne, la patine rouge de la terre suggère la robe des meilleurs vins ; les toits de Beauce sont du gris doré des blés de la moisson ; les forêts automnales des Valois ont pour pendant le chatoiement des ocres de leurs toits : gris rose du Languedoc, subtile gamme de bruns dans le Périgord, bleutés dégradés dans l’Oise. Liées à la terre, les nuances sont innombrables.

Révolution technologique

Abandonnons quelques instants l’espace et le temps qui servent de socle à tant de récits pour entrouvrir une autre porte, celle qui annonce le monde moderne. Ce sont ici des histoires faites de ruptures, d’inventions, de technologie qui vont bouleverser l’art de la cuisson et de la production. En France, les frères Gilardoni sont les pères de la tuile mécanique. Ils la mettent au point en 1841. Les tuiliers marseillais l’exporteront bientôt pendant près d’un siècle dans le monde entier sous le nom de tuile de Marseille. Nous en reparlerons sous peu.
Cet essor sera permis par une seconde invention, celle d’un four continu à feu mobile breveté par l’architecte allemand Friedrich Hoffmann, en 1858. Ce premier four connaît dans les décennies suivantes bien des variantes, mais le principe ne change pas : le feu qui se déplace ne s’éteint jamais. Il est désormais possible de produire massivement et sans interruption, du moment que l’on dispose de suffisamment de produits à enfourner.
Avec l’utilisation de machines à vapeur, il devient également envisageable de mécaniser un certain nombre d’opérations, ce qui aurait grandement surpris l’auteur de L’Art du Briquetier et du Chaufournier, Pelouze. En 1828, celui-ci se déclarait convaincu qu’il était contre-productif d’introduire des machines pour réaliser quelque opération que ce soit dans le moulage ou la cuisson des briques.
Il n’empêche, la présence humaine demeure très importante et les descriptions de ce même Pelouze concernant le moulage resteront longtemps d’actualité. Jusqu’au milieu du XXe siècle au moins, la saison – et plus précisément le temps qu’il fait – reste un élément primordial. Les tuiliers et briquetiers tirent l’argile en automne ou au début de l’hiver, laissent la gelée agir en hiver, et la cuisent au printemps ou au début de l’été. On profite de l’hiver pour amasser l’argile dans une fosse bien maçonnée. Cette terre est imprégnée d’une grande quantité d’eau – dix à douze tonneaux comportant chacun douze pintes d’eau de Paris pour un chantier dans le Bassin parisien - et le marcheux piétine alors cette argile imbibée avant de la hacher, de la retourner avec une pelle ou une bêche et de l’apprêter en la coupant en minces tranches ; puis elle est transvasée dans une seconde fosse et les opérations se poursuivent jusqu’à ce que la terre soit pétrie sur une surface recouverte de sable avant d’être apportée au mouleur.

Grands spécialistes du travail de l’argile, les Belges produisent également à la saison, mais celle-ci court de mars à septembre car les ouvriers œuvrent à l’endroit même où ils trouvent une bonne terre. Ils y dressent le couvert si l’on peut dire, préparant la table de brique. Il faut admirer leur dextérité : à lui seul, un mouleur liégeois peut faire dix mille briques en douze heures !
Au total, le travail reste très manuel, tant à la préparation qu’au séchage et à la cuisson où, à l’intérieur des fours, des hommes travaillant dans la chaleur empilent et dépilent les produits au fur et à mesure de l’avancement du feu.

Le centre technique des tuiles et briques

Et tout ceci dure jusqu’au moment où commence notre aventure, celle de CÉRIC, au tournant des années 1950, dont les deux fondateurs, Michel Rasse et Jean Mérienne, débutent leur carrière à la Société professionnelle des produits français de terre cuite. C’est ici qu’ils feront leurs armes et acquerront une précieuse expérience complétant le socle de connaissances théoriques acquises à l’École nationale supérieure de céramique industrielle (ENSCI). Héritiers de traditions plurimillénaires, les futurs fondateurs de CÉRIC incarneront le passage à une nouvelle ère, cet âge où la maîtrise des savoirs qu’ils développeront permettra d’atteindre une précision meilleure dans la dimension des produits et de répondre aux exigences de qualité requises tant par les évolutions des méthodes de construction que par les nouvelles normes.
À la sortie de la guerre, la quantité de logements neufs à construire se compte en millions. Rien qu’en Allemagne, plus de deux millions de logements ont été détruits. Cela oblige à engager dans la plupart des pays de vastes programmes de construction dans une économie en mutation. Le maître mot de ces années est « la productivité ». Des chefs d’entreprises de toutes professions se rendent aux États-Unis en voyages organisés afin de découvrir sur place la rationalisation du travail. Pour ce qui est des briques de parement, on recueille là-bas peu d’idées transposables. Les conditions de travail dans beaucoup d’usines sont même affreusement imaginables en Europe. En France, l’urgence de la modernisation se double de la menace grandissante d’un redoutable concurrent, le béton : parpaings et hourdis en béton et préfabrication. En effet, face à la pénurie de main d’œuvre et de matériaux, le bâtiment s’est lancé dans la recherche de solutions de constructions rapides. Vers 1950, à la suite de premières expériences-pilotes, le logement en béton préfabriqué enregistrera un essor fulgurant dans les grands ensembles à éléments répétitifs. La terre cuite est sommée de s’adapter ; or, qu’il s’agisse de quantité ou de qualité des produits, ses structures ne lui permettent pas de répondre à la demande.
Pour pallier ces lacunes et accompagner une transformation nécessaire, la profession peut s’appuyer sur plusieurs instances, au centre desquelles rayonne la Société professionnelle des produits français de terre cuite, qui sera transformée en 1957 en Centre technique de la tuile et de la brique (CTTB). Constituée dès janvier 1946, la SPPFTC est administrée conjointement par un représentant de l’État et par la Fédération des fabricants de tuiles et de briques, une entité plus ancienne. Elle a vocation à « coordonner et encourager les initiatives pour développer la productivité des usines et améliorer les conditions de travail. » Pour ce faire, elle gère un fonds de modernisation alimenté par un prélèvement de 5 % sur le chiffre d’affaires des adhérents.
Confrontés dans tous les pays d’Europe, voire au-delà, à des problèmes de nature identique, les briquetiers et tuiliers organisent des rencontres et procèdent à des partages d’expériences au travers de visites d’usines, de conférences, etc. Le IIe Congrès international qui se tient à Lucerne en 1950 est l’occasion de dresser un état des lieux de l’organisation régnant dans les différents pays pour accompagner le développement des produits. On y découvre que les Belges disposent de deux structures entièrement dédiées à la terre cuite, l’une pour les tuiliers, l’autre pour les briquetiers. C’est qu’ici la qualité des argiles a conduit à une séparation des fabrications : les briqueteries ne fabriquent pas de tuiles et vice-versa. À l’opposé de leurs voisins belges et de manière plutôt paradoxale, la Hollande, paradis de la brique pleine et des mouleurs virtuoses, ne possède pas d’organisme professionnel dédié à la seule terre cuite. Le Keramische Institut, situé à Gouda près de Delft, utilise les grands laboratoires mis à disposition de l’ensemble des industries du pays par le TNO pour y mener ses recherches sur l’étude chimique et physique des argiles, leur séchage, la cuisson et les procédés de fabrication, etc.
Les Français prennent un grand intérêt à visiter les usines-pilotes de ces différents pays. Cela leur permet d’enrichir leurs connaissances et d’apprécier les innovations déjà mises en place. Ainsi, en Italie, dans l’usine de Fornaci Riunite, à Beinasco, ils constatent que, grâce aux efforts réalisés sur l’automatisation des manutentions depuis le défournement des pièces jusqu’au chargement, il n’y a qu’une seule reprise à la main des produits. À Marciano, ce sont d’astucieux dispositifs d’un constructeur allemand, Keller, qui rendent la manutention entièrement automatique. À Stewartby, en Angleterre, les responsables de la société visitent une usine très automatisée et fort intéressante qui produit sept à huit millions de briques pleines par an. Certains la disent la plus grande du monde !
De son côté, la SPPFTC n’est pas en reste. Elle se met en quatre afin de satisfaire d’illustres visiteurs venus du monde entier en délégation pour s’enquérir, à leur tour, de l’état de l’art en France. En 1954, le président, Jean Rothéa, est fier de faire visiter le laboratoire et de mettre en avant les toutes dernières réalisations. Au total, un panorama des méthodes employées en différents lieux et selon les cultures pour accroître la production prend forme. Entre confrères étrangers, la courtoisie est de mise. Venus en délégation accompagnés de leurs dames, les briquetiers américains se déclarent « profondément impressionnés par le magnifique organisme et les laboratoires splendidement équipés que vous avez pour le développement et la prospérité de l’industrie des tuiles et briques en France ». Le responsable de la délégation, par ailleurs président de la toute nouvelle association américaine, la Structural Clay, se montre particulièrement élogieux. Il faut dire que les Américains ont adopté un mode de fonctionnement similaire à celui des Français avec reversement d’une part du chiffre d’affaires par les fabricants à l’association.
En toile de fond, la profession est engagée dans une véritable course à la rationalisation des différentes étapes de production et conçoit avec les fabricants de machines et équipements des standards capables de répondre à des situations d’une très grande diversité. Ce sont par exemple, et sans faire un inventaire à la Prévert :
les machines de grandes capacités, broyeurs, malaxeurs, et tout particulièrement les mouleuses à vide, dont le principe transformera la technologie d’étirage et de moulage, etc., présentées par les fabricants au Salon international qui se tient en Allemagne en 1953 ;
l’adaptation du Vollautomat – un système automatique de manutention jusqu’ alors utilisé pour les seules briques pleines et perforées – au transport des briques creuses et des hourdis ;
des coupeurs automatiques plus rapides avec une meilleure précision des dimensions des produits ;
les « déprimomètres » permettant de mesurer les écarts de pression à l’intérieur du four ;
les instruments de mesure indicateurs de températures, avec les couples thermoélectriques et cannes pyrométriques - et un peu plus tard mais rapidement, l’enregistreur et les régulateurs de températures, particulièrement précieux ;
l’automatisation des presses type revolver à 5 pans pour les tuileries, etc.

Ce sont aussi des recherches effectuées, notamment au CTTB, sur trois sujets majeurs et connexes, à savoir :
l’utilisation de combustibles alternatifs au charbon brut, le fuel-oil tout d’abord, puis le charbon broyé à granulométrie contrôlée, et le gaz par la suite.
la conception de séchoirs à cycle réglable par nature de produits, capables d’assurer une production régulière, indépendamment des conditions atmosphériques.
et le développement de fours tunnels en remplacement des fours Hoffmann. En 1950, deux entreprises servent de terrain d’expérimentation : la tuilerie de Mably et la briqueterie de Mesnil-Esnard, propriété de Guy Ledoigt, président de la Fédération des briques et tuiles de France.

Autant dire que le jeune service technique de la SPPFTC ne chôme pas ! Présenté comme « l’arme combattante » de la structure, il ne cesse de s’étoffer. Fort dès 1951 de vingt-et-un salariés – parmi lesquels treize ingénieurs et techniciens – il s’adjoint rapidement des compétences supplémentaires avec l’arrivée de deux ingénieurs des Arts et Manufacture, d’un ingénieur de l’école des Travaux publics, de trois techniciens de l’École nationale professionnelle de Vierzon puis, en 1955, de trois stagiaires issus de la section terre cuite du Collège technique de Beauvais. La direction générale du centre est assurée par Jacques Labansat, un centralien. La capacité des équipes à embrasser l’ensemble des aspects, aussi bien techniques qu’opérationnels, céramiques que thermiques, repose sur deux piliers : d’une part le bureau d’études du siège et le laboratoire, d’autre part, les équipes volantes amenées à intervenir sur le terrain.
Ce sont elles qui, sous la houlette de l’ingénieur céramiste Michel Rasse, sillonnent la métropole et ses départements afin d’accompagner les briquetiers et tuiliers dans la transformation de leurs unités. Pour l’anecdote, elles ont à leur disposition une petite flotte dont l’association est très fière : deux Citroën 850 CV munies d’instruments de mesure, une Juvaquatre, une Renault Prairie et, dès 1952, une remorque-séchoir. Certes, dans cette première époque de la société, l’approche des ingénieurs demeure plus théorique que pratique. Arrivant en costume cravate dans les usines, ils prennent les mesures, vérifient les paramètres puis redémarrent joyeusement vers de nouveaux horizons. Mais leur appui est plus que bienvenu. Comme le souligne Michel Rasse, les entreprises ont du mal à conjuguer une hausse rapide de leur production avec des plans d’investissement pensés sur le long terme. En cause, une pénurie de compétences sur le terrain et, plus précisément, un manque d’ingénieurs. Sur place, ceux du service usines ont l’opportunité de bâtir des ponts entre le théorique et le pratique, un exemple bien utile à l’ensemble de l’industrie de toute époque.

Un portrait

En 1954, un ingénieur céramiste de l’école de Sèvres vient renforcer l’unité. Il s’appelle Jean Mérienne. Drôle de personnage que ce nouvel arrivant qui ne va pas tarder à bousculer certaines manières de penser et d’habitudes de travail ! À l’instar de quelques collègues de la terre cuite et au-delà de cette spécialité, son orientation tient du pur hasard. Car rien ne semblait destiner ce fils de paysans à rejoindre le centre ; et pourtant…
Pour les parents de Jean, des agriculteurs d’un petit bourg mayennais de huit cents habitants, les études n’étaient pas une option. La vie suivait le rythme des saisons, des collations du matin et de l’après-midi, de la réserve affectueuse et attentive du père, de la tendresse d’une mère ambitieuse. Très bon élève, quoique turbulent, le certificat d’études obtenu facilement à onze ans, le garçonnet attire naturellement l’attention bienveillante de l’instituteur et du curé. Images d’autrefois où, unies, ces deux figures s’allient pour convaincre des aînés qu’il faut envisager pour leur enfant « des études ». Le grand mot est lâché ! En pleine guerre, le très érudit vicaire de la paroisse aura pour mission de s’employer à faire progresser l’élève. Tout le monde est rassuré. Il ne partira en pension que dans un an. Les parents donnent leur accord. Le garçon empruntera la voie noble : latin, grec et philo. Avec des professeurs de choix dans un collège catholique peu permissif et très discipliné, il obtient son baccalauréat littéraire à seize ans, suivi par philo, et math élém l’année suivante. C’est alors qu’il prend une décision sérieuse, celle de quitter sa terre natale qu’il vénérait, à l’exemple de son père. Comment l’idée lui en est-elle venue ? Difficile de le savoir, si ce n’est qu’elle s’est précisée alors qu’il conduisait une machine agricole - un rouleau - tirée par le cheval effectuant pendant des heures et des heures, allers et retours dans un immense champ. C’était un jour de guerre avec le ballet d’avions alliés zébrant le ciel pour bombarder les Allemands sur le secteur tout proche de Mortain. La monotonie de la répétition ? L’ennui de la solitude ? Il a choisi : il continuera les études, vers un ailleurs…
Cette décision l’emmène tout d’abord à Rennes, toujours en philosophie. Enivré de sa liberté nouvelle, c’est une année suspendue entre un hier qui s’efface et un demain qu’il ignore, entre sa chambre mansardée et les cours brillants d’un excellent professeur. L’insouciance le guette, mais l’attention de ses parents le rappelle à son devoir. Jean décide de quitter Rennes. Cap sur la capitale pour une raison qui en vaut bien une autre : le frère d’un ami y occupe une chambre qu’il libère. On avisera après. De fil en aiguille, voici ce littéraire en herbe pris en stage pendant les vacances par un proche cousin ingénieur des Arts et Métiers qu’il a en grande estime. Là il découvre que, pourquoi pas, la technologie et le métier d’ingénieur sont une option. Il a dix-huit ans, hante la nuit du Caprice Viennois, un célèbre cabaret où sa logeuse officie comme intendante, travaille ses cours le jour. L’ivresse et la gaîté d’une France qui se réveille lentement d’années douloureuses l’emportent.
À l’issue d’une classe préparatoire, le hasard frappe à nouveau : un de ses condisciples et proche ami coche la case École nationale supérieure de céramique industrielle de Sèvres, dont l’entrée se fait sur un concours commun à toutes les écoles d’ingénieurs. Comme ils sont très liés, Jean remplit, sans conviction, plutôt par amusement, un dossier identique. Ainsi se retrouve-t-il tout simplement, embarqué vers cette orientation. Une fois à l’ENSCI, plusieurs éléments concourent à le préparer à sa future vie professionnelle. Passant plus de temps, comme président des élèves de son école, à l’association de l’union des Grandes Écoles que sur les bancs de l’ENSCI, il profite toutefois de l’enseignement de deux professeurs remarquables, chacun d’eux étant une sommité dans son domaine : MM. Jouenne et Pinguet. Leurs cours l’accompagneront très loin dans l’application des connaissances en thermique industrielle et en céramique. Posséder ces deux savoirs à la fois sera la base fondamentale de toutes les innovations et développements qui émailleront sa vie professionnelle ultérieure. De sa vie militaire en Allemagne qui succède à cette période, il gardera un souvenir profond, marqué par les challenges, les dépassements, l’amitié, la solidarité entre des hommes venus de tous les horizons.
Mais la vie légère et insouciante a un terme. Arrive le moment où il faut se positionner dans une case de la société, dans une profession. Ce que Jean sait est négatif : il ne veut pas quitter Paris, trop d’attaches, il ne veut pas aller en usine, trop d’astreinte. Ce qu’il désire ? Beaucoup d’autonomie, sans doute en raison de sa nature paysanne. À cette époque, les propositions pour les ingénieurs sont multiples et très variées. Il répond à la sollicitation du CTTB, qui lui paraît être conforme à sa vision actuelle et à ses réserves. Le directeur général, M. Labansat, qui le reçoit, lui convient. Il rencontre également Michel Rasse qui se montre particulièrement bien disposé. C’est ainsi qu’à l’issue de toutes ces années d’études, d’objectifs aléatoires, il renoue d’une manière inédite avec le monde de la terre. En esprit, il en est plus éloigné que beaucoup de ses futurs collaborateurs, dont la relation avec la terre cuite née de traditions familiales, de la présence d’une briqueterie voisine comme terrain de jeux, etc., est quasi-physique. Mais l’argile sera le lien entre l’ascendance familiale et l’enracinement dans des valeurs communes à tous ces passionnés, le bon sens et la simplicité, la part essentielle donnée à l’observation, la persévérance, la remise en cause permanente et l’envie d’entreprendre. Ils partagent la passion de la matière première, du produit et de toute sa complexité. Les dés sont jetés.

Voyages multiples

Le CTTB jette ses ingénieurs dans le bain, tout comme CÉRIC le fera plus tard avec les siens. C’est pour le jeune ingénieur une cascade de missions qui nous rappellent que le territoire était alors couvert de plus de six cents tuileries et de briqueteries. Un jour aux Tuileries de Beauvais, à Auneuil, Ons-en-Bray ou Saint Fromond en Normandie pour mettre au point des séchoirs suisses (AEBI) – ceux-ci fonctionnent mal, et lui donnent le tournis ; un autre jour chez TBL à Limonest, chez Ledoigt en Normandie, Lefèvre à Montlignon – ici, le « combustible » est le champagne Besserat de Bellefon. Le propriétaire en offre souvent une caisse au jeune ingénieur, ce qui met agréablement le métier en perspective ! Le voyage initiatique se poursuit un peu partout aux Tuileries des Tarterêts, à la Briqueterie du Bouscat, de Pomel à Vergongheon, ou encore à Lanard à Saint-Pardoux-la-Rivière en Dordogne. Peu avant d’arriver à destination, le voyageur s’arrête pour contempler des paysages de toute beauté. Il ne faut pas qu’il tarde trop car il est attendu avec impatience. Sur place, la famille des briquetiers de plusieurs générations est enchantée de recevoir la visite d’un émissaire du CTTB. On lui a préparé un repas de fête, et Dieu sait ce qu’on mange bien dans cette région ! Dans le coffre de la voiture, un carton de foie gras, de confits et autres cassoulets, etc. Partout, dans ces entreprises familiales et si humaines, on se montre bienveillant et amical. Les propriétaires convient leur visiteur à dîner et l’invitent à dormir. Des détails qui paraissent bien anachroniques aujourd’hui que l’on s’occupe d’industries très modernes, de vastes usines, et de robots avec des équipes hiérarchisées, spécialisées, découpées. Cela n’empêche pas que dans le contexte actuel, plus moderne, perdurent encore des relations généreuses et cordiales. Qu’il s’agisse des monteurs, des directeurs de chantier, des ingénieurs commerciaux, etc., l’humanité et l’amitié restent encore aujourd’hui, des marqueurs de l’esprit CÉRIC et de la profession dans toutes les parties du monde.

L’arrivée du gaz naturel
En 1955, on commence à exploiter le gaz du gisement de Lacq. Il semble alors opportun d’étudier les applications possibles pour la cuisson des briques et des tuiles qui se fait à flamme nue. Des deux pays qui emploient le gaz à l’époque – les USA et l’Italie – l’Italie présente l’avantage d’être équipée de fours à galeries parallèles semblables à ceux existant en France. C’est pourquoi le centre envoie Jean en Italie à Salsomaggiore et Cortémaggioré à la RDB, un site extrêmement important de production de poutrelles précontraintes : c’est le fief d’une industrie très innovatrice des planchers, génératrice encore actuellement d’un immense marché de hourdis en terre cuite destinés à de très nombreux pays. En France, une première usine d’essais est choisie à Tarbes, près de Lacq. En l’équipant de brûleurs simples identiques à ceux d’Italie, Jean et ses techniciens reproduisent ce qu’ils ont vu là-bas. L’amélioration de la cuisson est au rendez-vous. Dès lors, les équipes du CTTB du service en usine sont très occupées à assister les adhérents qui ont la chance d’être installés assez près d’un pipe d’amenée du gaz. Le coût des jonctions est élevé, et le changement de combustible ne se justifie pas toujours en regard de l’investissement, et surtout à cause du prix inférieur de la cuisson au fuel.

Une profession anxieuse
La découverte des usines par les ingénieurs et les techniciens du CTTB est une traversée profonde dans ces familles, si humaines, si spontanées qu’elles suscitent l’affection. Il est important d’avoir présent à l’esprit le climat particulier des années 1950/1965, ce mélange d’espoir et d’angoisse face à une modernité inévitable qui fond sur les briqueteries et les tuileries : à quoi ressemblera le monde de demain, et qui en sera ? Car, chez tous ces adhérents du centre technique, moyens et petits industriels, on ressent une grande anxiété face à l’avenir qui s’annonce. Ils ne savent pas comment résister aux nouveaux matériaux et particulièrement à l’invasion du béton. Ils s’informent et interrogent les envoyés du CTTB sur les nouvelles technologies dont ils ont entendu parler. C’est un moment délicat à vivre pour Jean et ses collègues du centre. Car eux savent bien que nombre de ces sociétés sont au mieux vouées à se regrouper, au pire condamnées à disparaître. Mais il ne leur appartient pas de désespérer leurs interlocuteurs. Comme l’exprime Jean Mérienne, il se sent, dans ces conditions, « bien incapable d’amortir l’importante taxe payée par tous ces industriels pour faire fonctionner le centre ». C’est d’ailleurs là que le CTTB montre ses limites. La formation au siège parisien est réduite à quelques conférences – par ailleurs très utiles – d’un intervenant de la Cegos, polytechnicien économiste très compétent, sur les évolutions de l’organisation du travail et les perspectives sur les modes du développement de l’industrie. Pour l’anecdote, Michel Rasse se passionne aussi pour ce sujet. En définitive, il faut peu de temps à l’ancien Mayennais pour comprendre que la fonction de bureau central est certes plus attrayante et plus confortable que celle d’intervenant en usine mais que le CTTB ne justifiera son utilité et n’aura d’avenir qu’à condition de :
prendre à bras le corps les problèmes de fabrication industrielle des matériaux ;
coller à l’évolution des marchés de la construction et concevoir de vraies usines industrielles, à l’aide de moyens existants ou à venir ;
reconnaître aussi que, profitant d’un marché très demandeur, la plupart des fabricants ne se soucient guère de la qualité des produits qu’ils livrent. Sans une démarche prioritaire et urgente vers la qualité et l’innovation, c’en sera fini de la profession !
Entre-temps, c’est un boulevard qui s’est ouvert pour les produits en béton et un drame pour l’industrie française de la terre cuite, qui y perdra une grande partie de sa position. Des centaines d’usines sont menacées. Sur 500 sites, 400 vont disparaître en dix ans, avant d’être – pour ceux qui resteront – regroupés ultérieurement dans seulement 4 groupes et 80 usines importantes. Le CTTB améliorera les productions et leur qualité dans beaucoup de cas mais, dans l’attente de ruptures véritables, cela revient à prolonger l’agonie. L’alternative ne souffre pas de contestation : ou bien les entreprises disparaîtront ou une industrie moderne naîtra. Des personnalités de la profession se dégagent, il en arrive d’autres horizons ; ce sont elles qui écriront une nouvelle histoire dans laquelle CÉRIC est amené à jouer un très grand rôle.

Les tuiliers de Marseille
Dans ce contexte, Jean est envoyé en mission à Marseille. Les tuiliers-briquetiers y amorcent un mouvement de concentration sans précédent. Le CTTB est en mission d’accompagnement et d’expertise pour les aider à se transformer. Jean Mérienne embarque avec lui Ernest Tullio. Fils d’un briquetier itinérant du Frioul, dans le Nord de l’Italie, Ernest a grandi en France. Son enfance, il l’a vécue dans la terre rouge des briqueteries, élevé à la dure, aidant à la survie de la tribu : coup de main dans la briqueterie, gardiennage des chèvres, jardinage, etc. Ayant rapidement perdu son père, il a été poussé par son instituteur et ses sœurs à poursuivre ses études à Beauvais. De là, il rejoint le centre technique en 1955. Du jour où il pousse la porte du CTTB, il ne quittera plus Jean Mérienne. Dans la marmite marseillaise, les ingrédients qui président à la naissance de CÉRIC continuent de se mettre en place. C’est, avant la naissance de la société, une aventure fort instructive.
Lorsque l’on se promène aujourd’hui à Marseille Nord et Ouest, rien ou presque ne suggère son glorieux passé industriel. Une ancienne courée où logeaient des ouvriers – Piémontais pour la plupart – et une cheminée écrêtée sont les rares vestiges d’une époque où le port phocéen dominait le commerce mondial de la tuilerie. Sur les rives de la Méditerranée, plus encore qu’ailleurs, « le passé s’est effacé comme les traces de pas dans le sable de mer ». Pour preuve, le centre commercial du Littoral occupe l’emplacement d’anciennes usines. Mais pour se faire une idée de ce à quoi ressemblait le littoral, il suffit de se référer à cette description d’Émile Zola qui vint trouver quelque temps refuge à l’Estaque. L’écrivain met en lumière un paysage presque lunaire : « Il y a aussi l’étroit littoral entre les rochers et la mer, des terres rouges où les tuileries, la grande industrie de la contrée, ont creusé d’immenses trous, pour extraire l’argile. C’est un sol crevassé, bouleversé, à peine planté de quelques arbres chétifs, et dont une haleine d’ardente passion semble avoir séché les sources. Sur les chemins, on croirait marcher dans un lit de plâtre, on enfonce jusqu’aux chevilles ; et, au moindre souffle de vent, de grandes poussières volantes poudrent les haies. » Cet univers immobile du Midi, mais qui s’enflammait par temps de mistral, a fécondé une véritable ville d’usines tournant à plein régime lorsque Jean Mérienne le découvre vers 1957. Les tuiliers locaux poursuivent un regroupement initié au tournant du XXe siècle. Au volant de leur camionnette chargée de matériel, les hommes du CTTB arrivent à leur destination, l’usine des Zacchari. Celle-ci est située à Séon Saint-Henri. Avec Saint-André et l’Estaque, la commune de Saint-Henri complète le territoire exploité par les tuiliers de Marseille, du moins celui du bassin de Séon. Ainsi que le rappelle fièrement le directeur de l’usine, son exploitation à grande échelle remonte déjà à plusieurs décennies. Au début du XIXe siècle, raconte-t-il, des entrepreneurs investissent les terres argileuses du bassin de Séon. Propriétés d’une bourgeoisie marseillaise aisée, des bastides, dont certaines sont de véritables folies architecturales, changent de mains. Depuis leurs embarcadères, les tuiliers commencent à expédier la majeure partie de leur production dans les pays méditerranéens, voire plus loin. Il s’agit alors de produits simples, des tuiles canal, des carreaux moulés à la main et des tomettes, dont la forme hexagonale remontait aux Romains, les Spicata Testaca.
Les Marseillais sont parmi les premiers en France à saisir l’intérêt de la tuile mise au point par les Gilardoni. Là où il fallait 50 kilos de terre cuite, voire 73 avec les anciennes tuiles rondes pour couvrir un mètre carré de toit, il n’en faut plus que 33 avec les nouvelles tuiles plates. Les allégements de charpente et les économies induites sont considérables ! Martin Frères, à Saint-André, acquiert un brevet en 1845. Les établissements Arnaud Frères à Saint-Henri conçoivent une tuile plate à emboîtement, la fameuse tuile connue sous le nom de tuile de Marseille. Elle ne tarde pas à être adoptée par les usines sœurs, puis par une grande partie du bassin. De là débute une aventure mondiale assise sur l’éclosion rapide des infrastructures et des conditions de transport, avec la construction quasi simultanée du canal de Marseille, du port de la Joliette et du tunnel de la Nerthe. Les saignées réalisées pour les travaux de ce dernier révèlent la véritable ampleur du gisement argileux de Séon et tout le parti que l’on peut en tirer. Les ingénieurs anglais qui commandent les travaux utilisent la brique pour les revêtements intérieurs. En ajoutant celles employées pour les nombreux ouvrages d’art et pour le canal de Marseille, d’immenses quantités sont nécessaires.
Le mouvement est lancé. Le train permet de partir à la conquête des marchés, à commencer par la France. Celle-ci représentera, dans les années 1880, une partie des débouchés des tuileries-briqueteries du bassin de Séon dont la production plaît aux Bretons et aux Auvergnats, et se vend même jusqu’aux portes de la Bourgogne, pourtant lieu d’implantation d’une redoutable concurrence. Mais le véritable « terreau d’implantation » de la tuile de Marseille devient, pour ainsi dire, le reste du monde. Véritables apôtres de ce matériau, les fils de familles sillonnent le globe pour en prêcher les vertus. Alexis Roux de la maison Roux Frères se rend deux fois en Inde et aux Amériques. Les usines Arnaud Étienne, qui rayonnent au milieu d’un véritable entrelacs de fabriques, sont directement reliées à la mer par un tunnel. L’importante tuilerie de Saint-Henri, dite « du bord de mer », a un quai direct d’embarquement à la sortie du four : les défourneurs ont le choix. Ils peuvent stocker leurs tuiles sur le parc de l’usine ou les mettre directement à quai. Il y a dans le port de pêche de l’Estaque plusieurs emplacements réservés aux tartanes malonières - ainsi appelées parce que le malon est le nom que l’on donne par ici à un carreau de terre cuite. Elles viennent charger leurs tuiles pour les villes du littoral tandis que les chalands font la navette pour le port de la Joliette ; de là, les tuiles servent à lester les voiliers qui cinglent dans toutes les directions, remontent la rivière de Gênes, débarquent à Constantinople et approvisionnent l’Algérie, l’Égypte, le Sénégal, l’Italie, la Sardaigne, la Russie, la Roumanie, le Mexique, l’Argentine, le Vietnam : la liste est inépuisable. Frappées au marteau en relief pendant le pressage, les marques des tuileries sont plus ou moins célèbres. Celles d’Arnaud Frères et de Mouraille ont une excellente réputation et sont demandées par le génie maritime et l’artillerie. Elles sont l’ancêtre de la marque Abeille que l’on trouvera sur maints palais en Syrie, au Liban, etc. Aux côtés de l’abeille, le lion, le coq ou le papillon sont les emblèmes de la conquête du monde par Marseille.
En 1895, la production connaît une première apogée. Près de 4 000 femmes, hommes et enfants travaillent dans les tuileries, briqueteries de Séon. Au plus fort de l’histoire des tuileries, ce chiffre avoisinera 5 000 à 6 000 travailleurs. Deux tiers d’entre eux sont des étrangers. La suite est l’histoire d’une concentration des sociétés. Emmené par quelques familles emblématiques, le groupement dont Arnaud Étienne avait posé les premières fondations en 1884 ne cesse de croître. En 1957, il lie par des accords commerciaux la quasi-totalité des acteurs de la place, les historiques de la SGTM SA tels que Joseph Fenouil, Guichard-Carvin, Grand Camp, Pierre Frères, les Tuileries de la Méditerranée avec l’usine des Milles des Rastoin, etc. La capacité de production de l’ensemble, appelé SGTM & Cie, atteint 300 000 tonnes.
De Saint-Henri à l’Estaque, les anciennes propriétés sont reliées les unes aux autres par l’extraction de l’argile. Quotidiennement, six cents chevaux, attelés par deux ou trois aux tombereaux, conduisent les matières premières jusqu’aux usines : une bonne vingtaine… L’ensemble, comme Jean Mérienne le constate à son arrivée, est très impressionnant. Cette organisation a vécu la raréfaction des marchés. Au tournant du XXe siècle, la disparition des voiliers a porté un rude coup aux expéditions lointaines. Les crises et la guerre sont passées par là. Les fabricants ont pris conscience de la nécessité de s’unir et, pour certains, de changer d’échelle. Deux usines très modernes doivent être construites aux Milles. Jusqu’alors, les chefs de sections – fabrication, séchage, cuisson et parc - ont été les maîtres absolus dans leur royaume. Pas question pour un brouetteur, emmenant les tuiles chargées sur des chariots à leur sortie des presses, de dépasser la marque apposée pour indiquer le point de départ de la montée aux étages. Sinon, c’est un casus belli : les chefs commandent la technique et l’organisation au mètre près ! Ce modèle tyrannique a atteint ses limites : le taux de déchets des produits est élevé, de 15 à 30 %. Il est plus que temps de se transformer.

L’équipe du CTTB a été très attentive lors de sa visite. Attablé chez Tante Marie, à la Fontaine fraîche, Jean Mérienne a bon appétit. Sur un bout de nappe, avec ses adjoints, il esquisse des plans, réfléchit à ce problème qui le turlupine depuis quelque temps : comment développer un four tunnel performant ? Les expériences menées à la briqueterie Ledoigt rencontrent de graves difficultés. Celles initiées à la tuilerie de Mably ont été abandonnées puis ont repris de manière hésitante, sans succès. Ici, à Saint-Henri, le pouvoir appartient aux fours Hoffmann. D’immenses fours, pour certains d’une longueur de 180 mètres, à deux feux. Tout est à améliorer, à réguler, à contrôler, à commencer par le séchage. Celui-ci s’effectue dans les perchés en bois qui s’étagent au-dessus des voûtes du four. Montées sur des escabeaux, des jeunes filles d’une grande agilité empilent les tuiles vertes sur des rayonnages. Dans l’ambiance humide, à peine plus vêtues que d’antiques vestales, elles ont un charme indéniable. Pour l’anecdote, lorsque Jean Mérienne reviendra accompagné de deux jeunes techniciens afin d’effectuer ici des contrôles de variations d’humidité, il aura le sentiment de « jeter des chrétiens dans la fosse aux lions » : tandis que les techniciens mesurent l’évolution de l’atmosphère pendant le temps de séchage, les demoiselles les bombardent très adroitement de petites boulettes d’argile !

L’été, le travail s’accomplit fenêtres ouvertes. Selon la force et l’orientation du vent, on ouvre plus ou moins grand. À l’image des vents enfermés dans l’outre qu’Éole confia à Ulysse, les maîtres tuiliers domptent le mistral qu’ils utilisent à dessein. Pour peu qu’il souffle, l’air se renouvelle rapidement, il suffit de huit jours, voire parfois même de trois, pour sécher de grandes quantités. Encore ne faut-il pas oublier de positionner les produits en fonction des fenêtres. Certains contremaîtres, qui n’y songent pas, perdent un précieux temps de séchage. L’hiver, seul le rayonnement de la chaleur du four agit. Mais plus on s’éloigne de la voûte en gagnant vers la hauteur, plus le temps de séchage est long. On a pensé à construire des réseaux de canalisation d’air chaud et des conduits de cheminées pour drainer l’air. C’est déjà mieux, mais cela ne suffit pas à assurer une homogénéité totale. Le CTTB est en train d’étudier et de développer des ventilateurs géants brassant l’air dans les perchés. En parallèle, il procède à des essais de séchage artificiel dans les deux tuileries marseillaises de Guichard & Carvin et de Grand Camp, avec des séchoirs Monnier à circulation transversale. Ce sera déjà un gain certain de qualité, toutefois encore très insuffisant.
En attendant d’avoir maîtrisé les conditions du séchage pour disposer de produits homogènes, tout repose sur le chef cuiseur. Son pouvoir est d’autant plus grand qu’à l’intérieur des usines, la connaissance des fondamentaux de la céramique et de la thermique est lacunaire. Dès que les matières premières sont difficiles ou que les produits requièrent – comme cela est le cas à Marseille – des traitements exigeants, il faut s’en remettre à lui. Son bon vouloir et son intuition conditionnent la rentabilité de l’usine. Régnant sans partage sur le four et le séchoir, il lui appartient d’appréhender et de maîtriser le rythme et les déformations provoqués par les modes de ventilation. La conduite d’un four, l’ouverture et la fermeture des chambres, l’attisement du feu et son déplacement, l’endroit exact où il faut mettre les brûleurs semblent tenir de la sorcellerie.
La mission du CTTB porte sur le séchage et sur la cuisson au four. Il faut réduire les déchets et augmenter la production. Jean Mérienne passe quelques jours avec ses adjoints à mesurer températures, dépression et cycles, en essayant de comprendre en particulier comment la cuisson était conduite. Il lui semble alors qu’il y a une grande réserve pour permettre l’accélération de la vitesse du feu et il s’étonne même de cette faible performance auprès du chef de four. Il lui explique alors ce qu’il veut tenter. Celui-ci l’écoute avec une grande politesse, le regard rieur, à la marseillaise, l’air de dire : « Cause toujours, mon jeunot, t’as raison… » Peut-être le jeune homme devrait-il se méfier mais, confiant dans les indications de ses cannes pyrométriques et de ses appareils auxiliaires, il ne doute de rien. « On va voir comment nous pourrions améliorer le rendement du four», dit-il. Le chef pose quelques questions, le regarde une nouvelle fois par-dessous et semble très intéressé.
À midi, les cuiseurs apportent des gamelles que l’on fait cuire sur les puits de chauffe avant de s’asseoir pour les manger un peu plus loin. Jean et ses adjoints sont tellement pressés qu’ils n’en apprécient pas, ce jour-là, toute la saveur. « Va, on a bien le temps », lui fait remarquer le chef. On est d’ailleurs tellement peu pressé qu’Ernest Tullio se souvient qu’attendant une fois un plombier qui ne venait pas, il s’enquit de l’heure de son arrivée : « Eh bien, tout dépend s’il aura rencontré sur son chemin une piste de boules », s’entendit-il répondre, ce dont il se rappela souvent par la suite.
Deux jours passent à attendre la fin de la cuisson. Selon les calculs du jeune ingénieur, son intervention permettra de diminuer le cycle de cuisson et d’accroître ainsi la production de façon importante. Mais il ignore qu’il existe dans cette argile une zone particulière (entre 650°et 850°) où la progression des températures doit être très lente. Au-dessus de cette vitesse, tout est déchet. Les produits perdent leur sonorité et leur résistance. Le cuiseur le sait et voit tout à l’œil nu. Or, Jean continue de pousser le feu, sans précaution. Quarante-huit heures après, au défournement, c’est la catastrophe. Tout est à jeter. Le chef cuiseur fait mine d’être très étonné, désolé, mais l’expert du CTTB n’est pas dupe, il vient de prendre une véritable leçon. Gentiment, le propriétaire de l’usine ne lui en voudra pas. Une mise en boîte à la marseillaise se rattrape avec une bonne pizza de chez Antoine ! C’est ainsi que se nouent des amitiés. Pour Jean, cette leçon d’humilité est très salutaire. En même temps qu’il prend conscience du hiatus entre la théorie et la pratique, il progresse sensiblement dans sa connaissance de la thermique, du comportement du produit, de l’alchimie provoquée par les interactions. Au sein du CTTB, il traduit cet apport en faisant développer une véritable recherche appliquée, en poussant beaucoup plus loin la caractérisation des argiles – dont la connaissance est une condition inéluctable si l’on veut pouvoir maîtriser toute la chaîne de fabrication– ainsi que l’expérimentation in situ. Thermique, céramique, leçon de vie : dans la lente stridulation des cigales et l’incessant mouvement séculaire des tuileries marseillaises, la genèse de CÉRIC se dessine. Lorsqu’il reviendra dans quelques années pour construire les usines Jean Roubaud 1 et 2, ce sera avec des fours tunnel CÉRIC de la dernière génération. Nul doute alors que les liens développés à cette occasion seront très précieux et profitables. Ces fours tunnels ont été mis au point à l’époque du centre, et plus précisément à Pont-de-Vaux.


Le four tunnel de Pont-de-Vaux, un schisme fondateur

Plus que jamais, l’évolution de l’industrie paraît suspendue à l’abandon des fours Hoffmann ou de leurs équivalents. Il faudrait les remplacer par un four capable d’évoluer vers une cuisson parfaitement maîtrisée et une automatisation intégrale. Par deux fois déjà, à Mesnil-Esnard et à Mably, le CTTB a eu l’occasion de se confronter à la réalisation d’un tel four. Par deux fois, il a échoué. Une nouvelle opportunité lui est aujourd’hui fournie par deux industriels de la région lyonnaise – MM Chambaud et Ciceron. Les deux entrepreneurs sollicitent en effet le centre car ils projettent la construction d’une usine très moderne, à Pont-de-Vaux, dans l’Ain. Au carrefour de voies de communication et profitant d’une argile de qualité satisfaisante découverte par un géologue, le futur site laisse augurer d’excellentes perspectives commerciales. Vierge de tout passé, il est une véritable feuille blanche sur laquelle on espère enfin écrire l’histoire du four tunnel. Le CTTB dispose de solides atouts. À sa base informative s’ajoute toute l’expérience accumulée au cours de multiples voyages. Pour être honnête, les entités visitées hors des frontières n’ont pas suscité un véritable enthousiasme, à commencer par ce four réalisé au Maroc, par l’ingénieur Mac Halévy : de fonctionnement très simple, il ne garantit pas la qualité des produits, du fait de l’hétérogénéité des températures. En Allemagne, la société Walter propose de bonnes fumisteries, mais les équipements sont sommaires et les performances insuffisantes. De son côté, la société allemande Kerabedarf a fait quelques essais mais abandonne. Finalement, seule une firme anglaise, Gibbons, ressort du lot, et recevra plusieurs commandes.
Toutes ces recherches et réalisations fournissent néanmoins de précieuses informations dont le CTTB n’a malheureusement pas su tirer tout l’enseignement. Conscients en revanche de l’importance du défi, les dirigeants du centre désignent leur équipe la plus expérimentée pour concevoir le projet. Elle se compose de MM Belliol, ingénieur centralien en charge des études, et Etienne, ingénieur de Sèvres, le plus ancien de la société. Dalloux, petite société artisanale du Segala dans l’Aude, vient en appui pour les fumisteries du four. Elle est capable mieux qu’avec des calculs complexes, de mettre les joints de dilatation et les points d’appui aux endroits pertinents.
Les échecs précédents ne rebutent pas l’équipe en place. La motivation est intacte et les enjeux – pour la profession autant que pour le CTTB – cruciaux. Au bout d’un mois et demi d’essais après le démarrage de l’usine, il faut malheureusement acter l’échec de cette troisième tentative. C’est un drame pour les investisseurs, comme pour le centre. À la tête de l’organisme, Jacques Labansat se retrouve, avec un troisième échec, dans un embarras terrible qui risque de tourner au désastre. Il constate que l’impuissance l’emportera sur la bonne volonté. Une réunion d’urgence avec Michel Rasse les amène, sans trop y croire, à une tentative de dernier recours : changer les équipes et envoyer « la jeunesse ». Cela n’améliorera pas les relations déjà froides entre les anciens et les nouveaux. Pour les anciens, Jean n’est pas encore bien intégré : turbulent, fêtard, un peu prétentieux, fantaisiste et assez inconscient des avantages précieux de l’ordonnancement confortable du centre. Michel Rasse le sait, et avec Jacques Labansat, ils ont conscience de l’indélicatesse à l’encontre des gens en place à Pont-de-Vaux, mais la décision est prise. Le vendredi, les troupes en place sont rappelées. Le mardi suivant, Jean Mérienne et André Duban, technicien expérimenté de l’École de Vierzon, sont envoyés sur place avec de jeunes assistants. Au centre, Raymond Mathieu reste disponible, à la demande.
À l’usine, l’ambiance est particulièrement lourde. Les industriels, pourtant conviviaux et compréhensifs, sont effondrés. Le directeur de l’usine, M. Redon, et un chef d’exploitation particulièrement compétent et engagé, M. Bessard, se mettent en quatre pour aider. Pendant une semaine Jean Mérienne et Duban continuent les mêmes réglages. En vain. Ils butent inlassablement sur les problèmes de toujours. Il faut aller plus loin, mais comment faire ? Ainsi qu’il le racontera, Jean Mérienne « fait alors le vide de la tête et met de côté tous les principes énoncés jusqu’alors. » Il recourt à une méthode analytique qui le caractérise, approche au demeurant parfaitement iconoclaste car elle saucissonne des éléments jugés jusqu’alors indissociables. C’est le prix pour pouvoir, enfin, avancer. Il suppose de transgresser des tabous, de remettre en question les maîtres étalons de la profession. C’est bien là le nœud du problème : tous les pays – et la France ne fait pas exception – restent pénalisés par des visions parcellaires, parfois dogmatiques méconnaissant le mariage nécessaire de la culture céramique et de la thermique industrielle. C’est cette union qui va être réalisée à Pont-de-Vaux pour, enfin, mettre au point le premier four tunnel fiable. À l’issue du travail mené, le tirage ne sera plus « réglé », comme cela a été le cas depuis des siècles ! Pas plus ne poursuivra-t-on la cuisson des briques comme celle du « rôti du dimanche » pour reprendre l’expression de l’intéressé. Ce dernier a bien retenu la leçon du chef cuiseur de Marseille et c’est par petites touches qu’il fait sa révolution. D’abord le changement d’empilage avec les briques dans le sens des gaz, puis l’ouverture de la porte arrière du four pour diminuer la dépression et, surtout, l’installation d’une contre-pression. Il faut aussi, de ce fait, modifier le refroidissement sous les wagons car, avec la mise en pression du four, les fuites d’air chaud sont inversées et évidemment amènent un risque de blocage des roulements des wagons, ce qui arrivera bien sûr dans des cas de négligences. Les cours de thermique industrielle prodigués à l’école ont été très précieux. Et les résultats sont au rendez-vous :
des produits de première qualité ;
une production de 30 % au-dessus des prévisions ;
et le grand sourire des investisseurs. Il faut y ajouter la fierté de M. Labansat, avec les conférences très écoutées dont il se réserve la présentation. C’est de bonne guerre !
Bien sûr, le principe de ce four est à améliorer, mais la base est solide. Elle permettra d’y accrocher toutes les innovations complémentaires et les développements ultérieurs menés par CÉRIC pour la nourrir et proposer, comme nous le verrons, un matériel abouti, le plus performant du marché !
Les premières tuiles que l’on y cuit sont celles de la tuilerie de Chagny, située à une soixantaine de kilomètres, dont nous reparlerons.
Après Pont-de-Vaux, la profession française prend confiance dans un développement prometteur. Enfin les volumes vont pouvoir être multipliés avec une qualité de produits garantie et constante ! Jean, de son côté, acquiert des compétences solides et une notoriété fort utiles pour la nouvelle aventure qui s’annonce : la création de CÉRIC.


Une petite digression sur l’innovation
Mais profitons de cette découverte pour commettre une petite digression sur un principe de gestion, crucial pour Jean Mérienne qui le théorise. C’est, selon lui, la nature d’une invention : il n’y a pas une innovation constituée et achevée mais une idée et un principe de base défini, avec un socle qui nourrit rapidement des innovations complémentaires pour en faire un ensemble cohérent qui construit ainsi sa vraie valeur. Et c’est une remarque toute « paysanne » de Jean, qu’il a dû rappeler souvent à ses collaborateurs enthousiastes ou aux nombreux inventeurs qui le sollicitaient : « Une invention ne vaut que si elle est utile ! » Que de temps et d’argent sont souvent perdus dans les entreprises à s’autoalimenter l’esprit de découvertes géniales sur la table à dessin… mais inexploitables ! Comme beaucoup d’entreprises, CÉRIC en fera l’expérience très coûteuse tout au long de son existence. La décision à prendre pour un dirigeant est toujours extrêmement difficile : adhérer à une innovation qui nourrit le développement et l’existence même de sa société ou craindre de s’engager inutilement dans des dépenses souvent très lourdes qui l’appauvrissent. C’est une qualité essentielle pour un chef d’entreprise de gérer soigneusement ses connaissances et ses intuitions et d’être capable éventuellement de faire front à ses équipes si nécessaire, quelquefois seul et en étant souvent accusé d’incompréhension.


LE CTTB en mutation
Pour tous les centres techniques créés après la guerre, le gouvernement pense que les professions sont maintenant reconstituées et capables de gérer elles-mêmes leur développement. Il transforme la taxe obligatoire par une taxe volontaire et des services payants. Or, depuis quelque temps, le CCTB traverse une passe délicate. Les industriels les plus puissants rechignent en effet à ce que leur argent profite in fine aux plus petits de la profession. Non contents de développer leurs installations grâce au centre, ces derniers profitent également de ses conseils et de son assistance pour les chantiers et l’exploitation sur le terrain. Le commissaire du gouvernement lui-même trouve que le CTTB dépasse ses prérogatives ! En 1960, l’abolition de la taxe obligatoire survient dans un contexte délicat pour le centre. Certes, le gouvernement instaure une subvention pour compenser le manque à gagner, mais le fonctionnement antérieur est remis en question. Il faut modifier d’urgence la trajectoire.
Le « CTTB nouveau » recadre alors ses différents services selon les principes suivants :
le service produits finis se concentre d’une part sur les essais de produits et leur mise en œuvre ; d’autre part - et surtout - sur le suivi et la participation aux normalisations appelées à prendre une place prépondérante en Europe ;
le service laboratoire est renforcé. Il se voit doté d’équipements plus sophistiqués : microscope électronique, automatismes des analyses, etc.
en revanche, le service en usine est réduit aux contrôles de l’application des normes en usines - pollution, CO2, etc. Il reste disponible pour des conseils techniques et des informations.
Cette clarification des missions et des moyens s’accompagne d’un réajustement des collaborateurs. La majeure partie du service usine est ainsi « libérée ». Beaucoup de techniciens répondent aux sollicitations d’industriels qui trouvent là des compétences précieuses. L’ancien directeur Jacques Labansat quittera rapidement le centre pour prendre la direction de la tuilerie TBL à Limonest près de Lyon. Quant à Michel Rasse, patron du service usines, et Jean Mérienne, ils se lancent dans l’aventure.

CÉRIC est créé
Face à des perspectives moroses et d’un caractère entreprenant, Jean Mérienne, à trente ans, prend en effet son indépendance et crée alors CÉRIC, acronyme pour Centre d’Études et de Réalisations Industrielles et Commerciales ; dans ce sigle, toutes les directions sont possibles, même les traverses. Il s’est associé avec Michel Rasse. Ce dernier restera encore quelque temps au centre pour assurer la transition.
Deux collaborateurs sont présents dès le premier jour. Une secrétaire de la direction du CTTB, Madame Hémery et Ernest Tullio : depuis son entrée au centre technique, Ernest a beaucoup accompagné Jean Mérienne dans ses voyages. Peu avant la création de CÉRIC - dont il n’était encore nullement question - il était d’ailleurs allé voir Michel Rasse et lui avait dit : « À Gardanne, on me propose un salaire quatre fois plus élevé et une maison. » Michel Rasse lui avait alors rétorqué : « Vous avez tort ! ». Ernest Tullio le regardant lui répondit du tac au tac : « Vous avez raison ». C’était une forme de prescience qui scelle pour toujours une destinée professionnelle et une amitié inaltérable avec Jean Mérienne. Par sa position au CTTB, Mme Hémery, pour sa part, connaît parfaitement tous les acteurs de la profession, et apporte une assistance immédiate et performante à ses protégés. Elle restera chez CÉRIC jusqu’à sa retraite veillant avec attention sur les collaboratrices des différents services, contribuant par sa personnalité fine et intuitive à nuancer le rigorisme de Michel Rasse et à maintenir une ambiance de travail particulièrement conviviale.
Ces deux grands fidèles de l’aventure seront rapidement rejoints par Raymond Mathieu, Joseph Morandini, Claude Pizzala et André Vegnaduzzo qui vont tant apporter à l’entreprise. Le couple fondateur leur paraît capable de répondre au défi de l’évolution nécessaire.
Les deux hommes présentent en outre l’avantage d’être parfaitement complémentaires. Pour les caractériser, Mme Hémery a cette formule heureuse : il y en a un pour l’intérieur, et l’autre pour l’extérieur, la glace et le feu. L’intérieur c’est Michel Rasse, sérieux, même sévère, très pasteur anglican, dit-on de lui, solide dans ses décisions. Il possède une mémoire inhabituelle, surprenante. Il est très épris de gestion. Patrice Camus, responsable financier de CÉRIC, remarquera qu’avec ses petits papiers et tous les chiffres en tête, Michel Rasse n’a jamais besoin de tableaux ni de courbes impressionnantes. Pour le convaincre, il faut ruser. C’est par ailleurs un homme de parole, inflexible, très intègre jusqu'à la naïveté : il ne peut concevoir la duplicité ni les paroles reniées chez autrui et, malheureusement d’ailleurs, cela lui jouera de mauvais tours face à quelques personnes indélicates ou malhonnêtes. Il souffrira en outre d’un grave accident qui l’immobilisera pendant six mois et lui laissera de sérieuses séquelles auditives.
L’autre, Jean Mérienne, est totalement différent. De ce technicien hors pair et véritable chef d’orchestre, M. Berchtold, un très gros client et ami allemand, dans un français approximatif et pour lui faire un compliment, ne lui dira-t-il pas un jour : « M. Mérienne, vous êtes un monument » C’est ce jour-là, en visitant Paris avec lui, que Jean l’emmena découvrir dans la liste des batailles de Napoléon gravées au pied de la partie droite de l’Arc de Triomphe le nom de Wertingen, ville du siège social de sa société où CÉRIC lui construisait une usine. C’était un autre monument, mais prestigieux celui-là. Son parcours de cinq ans au CTTB, à la fois théorique et de terrain, lui a été d’un apport inestimable pour son expertise et sa carrière. Il possède une imagination débridée et une capacité d’observation aiguë, mais on le dit aussi opiniâtre et un peu trop perfectionniste. Ses dessinateurs de projet, qu’il affectionne particulièrement, évoquent les plans redessinés et modifiés vingt fois. Mais ne dit-il pas : « Quand le plan d’un projet est beau à regarder, c’est l’assurance de sa qualité technique ». Sa propension à dispenser une activité technique, son aisance relationnelle et son humanisme font de lui, qui parcourt allègrement le monde en tous sens, un homme que l’on dit estimé et aimé de tous ses interlocuteurs, clients et collaborateurs. C’est ce qui ressort de notre enquête.
Aussi, pour les premiers arrivants, rejoindre CÉRIC n’est pas vraiment un pari. Ils ont le choix entre, d’un côté, le centre qui est en plein doute et, de l’autre, la perspective prometteuse et conviviale de retrouver des partenaires qu’ils ont pu juger pendant leur présence commune au CTTB. Tous savent que la profession est en ébullition et a besoin d’évolution. Le projet n’est pas très clair, même pas énoncé. À l’origine, il repose sur deux constatations auxquelles sont arrivés Michel Rasse et Jean Mérienne :
la première, que les innovations du CTTB et l’expérience acquise dans les mises au point et les mesures ont une grande valeur qui n’existe pas ailleurs. Cela vaut la peine de les exploiter au profit de la profession et d’en assurer les réalisations - en toute garantie bien sûr pour les fabricants ;
la seconde, qu’ils sont agacés par les représentants français et étrangers, des commerciaux non techniciens qui sollicitent les entreprises avec des matériels standard de leur catalogue. Peu importe que ceux-ci soient totalement inadaptés, l’essentiel est de vendre leurs produits - c’est leur gagne-pain. Cela confirme les deux hommes dans l’idée qu’il y a toute la place voulue pour quelqu’un qui regrouperait le meilleur de chacun de ces produits et proposerait des solutions plus globales, mieux étudiées et mieux combinées. Réalisées d’une façon responsable, elles donneraient aux industriels, qui n’ont pas les moyens de juger, toute l’assurance de résultats concrets et rentables.
Cette réflexion leur suffit largement dans l’immédiat pour justifier d’enclencher la machine que deviendra CÉRIC. Leurs moyens financiers sont faibles et donc à gérer au cordeau, mais Michel Rasse n’est-il pas expert dans cette technologie ?

Un avantage concurrentiel appréciable
Une fois le projet CÉRIC lancé, les relations avec le CTTB sont un exemple rare de coopération efficace entre recherche et applications industrielles. Ainsi, de façon exceptionnelle, puisque CÉRIC n’appartient pas à la fédération, Jean Mérienne est invité à prendre un poste au conseil d’administration du centre, qu’il occupera pendant presque trente ans. Après le décès de Lucien Alviset, c’est Claude Bardin, qui gardera la direction du service essais et laboratoire jusqu'à sa retraite. La connivence intime et les échanges permanents avec CÉRIC seront à l’origine d’une partie des évolutions de la technologie de la terre cuite. Ces relations transcenderont le temps et perdureront avec leurs collaborateurs au fur et à mesure de leurs missions. CÉRIC dispose très vite de moyens exceptionnels, bien au-delà de tous ses concurrents. Contrairement à ces derniers, orientés pour la plupart vers machines, mécanismes et automatismes, mais plus éloignés de la céramique et de la thermique, CÉRIC choisit et conçoit d’une façon étudiée et spécifique à chaque projet les solutions les mieux adaptées aux matières premières et génératrices de profits plus conséquents. L’expertise va de la matière première jusqu’aux produits finis. C’est une des raisons principales qui distingue la société CÉRIC de ses confrères et lui confère une véritable identité d’entreprise. CÉRIC, mieux que toute autre, apporte à ses clients des solutions plus techniques, plus modernes et plus rentables. Cette politique lui permettra d’asseoir son remarquable développement mondial.

Les tout débuts !

L’apport de la cuisson au fuel ou au gaz est tellement conséquent que toutes les usines qui veulent continuer à vivre comprennent la nécessité de leur conversion à l’un ou l’autre de ces deux combustibles. C’est une aubaine pour Jean qui débute son entreprise avec la représentation commerciale de brûleurs italiens Sabo. Il faut dire que les marques italiennes de construction de matériel sont alors très réputées sur le marché. Jean Mérienne profite alors de son passé technique au CTTB pour engranger pratiquement toutes les commandes. Rappelons aussi que les brûleurs à fuel et à gaz présentent un avantage compétitif indéniable relativement à ceux employant le charbon broyé. Ces derniers n’échappent jamais aux défauts de poussière et de crasse qui s’attachent à la houille. Jean Mérienne a là-dessus un souvenir très précis. Descendant dans la briqueterie du Bouscat près de Bordeaux pour expérimenter le charbon broyé, un matin, habillé avec sa combinaison de travail, ceinturé par une ficelle, il s’est vu très gentiment invité à visiter ses chais, puis à déjeuner par le propriétaire de la briqueterie, un convivial châtelain bordelais. Le visage sommairement débarbouillé de la suie, la combinaison seulement tapotée pour essayer d’enlever le maximum de poussière, Jean se souviendra longtemps du maître d’hôtel en veste blanche qui, pour présenter son plat, se contorsionnait afin de contourner le plus largement possible cet individu mal nettoyé tout en maugréant, une fois de plus, contre les frasques de son patron. Ceci illustre la courtoisie et surtout l’attente des patrons pour des experts capables de les guider vers la modernisation de leur entreprise et sa pérennité. Une réelle proximité existait. Elle est l’une des clefs de la réussite de CÉRIC.
Fort de ses succès, CÉRIC se voit confier par SABO la représentation des ventes en Espagne et en Belgique. Près de deux cents installations de brûleurs sont vendues. La jeune société engrange des bénéfices. Elle peut entamer une nouvelle phase de développement et faire appel à des ressources supplémentaires et à de nouveaux collaborateurs, à l’exemple de Bernard Dauphin. Après s’être vu deux fois reconduit comme simple stagiaire au CTTB et avoir dormi plus que de raison dans une très modeste chambre d’un hôtel tout aussi modeste lors de ses séjours parisiens, Bernard frappe à la porte de CÉRIC. Pour ce technicien issu de l’École de céramique de Vierzon, l’arrivée dans la jeune entreprise n’est pas une sinécure. Revenant d’un service militaire effectué dans le désert, il se voit soumis à ce qu’il considère comme « une sérieuse batterie de tests d’embauche » - entre autres, une analyse graphologique. Étant le premier salarié qu’ils ne connaissent pas personnellement, Michel Rasse et Jean Mérienne ont mis un soin tout particulier à analyser sa personnalité. Il n’est pas question de se tromper : les deux hommes ont conscience de l’importance de la valeur de leurs collaborateurs dans cette entreprise mi-technique, mi-commerciale.
Cette très vive attention prêtée à chaque embauche leur permettra de s’assurer la collaboration de cadres de haut niveau qui incarneront et constitueront le corps solide et la véritable nature de l’entreprise. En décembre 1964, au moment où Bernard Dauphin intègre l’équipe, les innovations majeures grâce auxquelles CÉRIC va offrir à la profession les moyens d’une industrialisation lucrative vont se dessiner. La série commence avec les séchoirs rapides.

D’étonnants séchoirs
Peu après les brûleurs Sabo, CÉRIC se lance dans la représentation des séchoirs Moccia. C’est le patron de Sabo lui-même, M. Bonini, qui a parlé à Jean Mérienne de ce nouveau séchoir qui rencontre un vif succès en Italie. Il s’agit d’un tunnel de 2 mètres de largeur et de 120 mètres de long avec une seule couche de produits. Les deux hommes se rendent sur place pour visiter deux installations en fonctionnement chez des fabricants de hourdis entrevous, ces éléments de remplissage entre les poutrelles de béton pour constituer un plancher. La solution est plaisante et très simple. Sur le plan du séchage, on a une très bonne vitesse de ventilation, homogène dans la section. Elle supprime les défauts de la paroi inférieure, bête noire de Jean depuis le CTTB, on en parlera plus loin. Sur le plan de la manutention, c’est encore plus étonnant de simplicité : un renvoi d’angle d’un seul niveau, des rouleaux avec un entraînement par pignons et chaînes élémentaires toutes simples. Il y a bien le désordre des produits à la sortie, mais ceci se rattrape mécaniquement pour alimenter l’empileur de wagons. Jean Mérienne reste médusé et décide aussitôt de s’engager dans la représentation de ce matériel et sa construction. N’a-t-il pas à Paris un ingénieur mécanicien, M. Grenet, qui s’occupe de l’installation des brûleurs et qui pourra y ajouter cette nouvelle activité ? Malheureusement, les résultats seront mitigés car Jean Mérienne n’a vu qu’un côté de la médaille, le bon.

Cap sur les plâtrières !
Pour son premier objectif, CÉRIC vise la fabrication des briques plâtrières : celles-ci doivent être précises dans leurs dimensions, surtout parfaitement planes, mais aussi pouvoir être facilement coupées à la truelle par les plâtriers, dont le difficile métier justifie leurs exigences. Il faut en outre que la porosité, qui intervient dans le temps de prise de l’enduit, soit constante et conforme. Les argiles de l’Ouest, sont parfaitement adaptées, d’où la concentration dans cette région d’usines spécialisées. On n’en compte pas moins d’une quinzaine de toutes tailles. L’argile utilisée sèche très facilement et ne colle pas et, de ce fait, avec des prix de marché très généreux, la rentabilité des usines est exceptionnelle. Leur distribution s’étend du Sud au Nord de la France, et couvre en particulier la région parisienne. N’oublions pas qu’à ce moment-là, le nombre de logements construits chaque année approche les 400 000 à 500 000, et que ces briques sont utilisées aussi bien dans les logements à structure préfabriquée que dans ceux bâtis avec des briques creuses et des parpaings !

La briqueterie Ayrault
Parmi les entreprises en question, l’usine Ayrault à Parthenay est connue par toute la profession pour son importance et la personnalité de son président. À titre d’anecdote, Jean Mérienne se souvient du voyage de celui-ci en Italie. Le jour du départ à Orly, le directeur de CÉRIC l’attend impatiemment à l’enregistrement. Le temps passe. Quelques instants avant la clôture de l’enregistrement, marchant de son pas de sénateur, M. Ayrault se présente. Jean lui demande alors où sont ses bagages. Il lui répond : « Mais les voilà ! » Son rasoir et un pyjama étaient sous son bras enroulés par un journal. C’était ça, M. Ayrault : un géant « rustique ». Deux sentiments le guidaient : l’un, posséder le plus gros matériel existant, l’autre, être équipé des solutions les plus modernes dans son entreprise comme à son domicile, où l’on trouve une table de salle à manger rotative comparable à celles qui existent en Chine avec des pédales pour chaque invité - afin d’accéder très facilement aux plats – et que M. Ayrault ne cesse d’actionner, ou encore des toilettes où la musique s‘enclenche dès l’ouverture de la porte et dont la chasse d’eau se déclenche automatiquement, « gadget moderne », bien original au fond de cette province mais attestant du caractère volontariste et progressiste du propriétaire. Et, pendant le repas, celui-ci envoie la cuisinière chercher la salade en 204, prenant ainsi ses invités à témoins des très vastes dimensions de sa demeure. L’argumentation du directeur de CÉRIC a convaincu M. Ayrault des performances du séchoir MOCCIA. Spécialisée dans les briques plâtrières et les hourdis, l’usine de Parthenay assure la production de 1 500 tonnes par jour, une performance à cette époque. Chaque matin, sa flotte - plus de 60 camions des plus modernes chargés de 20 tonnes de produits - roule vers la région parisienne. Immédiatement déchargés, ils repartent vers la briqueterie. Pour répondre à la nature ambitieuse de l’industriel, CÉRIC doit faire grossir le projet et concevoir, pour les briques plâtrières, un séchoir à deux canaux capable de prendre toute la puissance de la très grosse mouleuse. Grâce à des ouvriers très impliqués, l’installation se réalise dans les délais et les performances prévues, à la satisfaction de tous.

À quelques pas de là… du côté de Nouaillé-Maupertuis près de Poitiers
Le succès d’Ayrault attise la convoitise de Puisais, son concurrent le plus virulent et le plus proche. Celui-ci s’empresse de commander à CÉRIC un séchoir du même type, mais à un seul canal. La briqueterie Puisais est réputée pour apporter un soin exceptionnel à fournir les meilleurs produits du marché. Pour faire au mieux, on améliore un peu le process. Optimale, la technologie développée permet la production de briques parfaitement plates, et une consommation énergétique minimale. La qualité unanimement reconnue des produits est à mettre au crédit de M. Puisais, le propriétaire. Celui-ci a commencé au plus bas de l’échelle. À ses côtés, son épouse tournait à la main la machine à étirer les briques pleines, séchées sous une halle à l’air libre et cuites dans un four intermittent chauffé au bois ! Par son courage et sa haute tenue, le briquetier a conquis le respect qui lui a permis de devenir pour tous : « M. Puisais ». C’est un homme à forte personnalité. Si un peintre devait choisir un modèle pour un tableau caractérisant un patron de PME de cette époque, ce serait lui : sévère et exigeant, il est vénéré par le personnel de son usine. En visitant celle-ci peu après sa mise en service par CÉRIC, Jean Mérienne lui demande s’il y a « un peu de déchets. » Le briquetier lui répond dans son langage imagé : « Du déchet, M. Mérienne, dans une journée, y en n’a pas plein mon chapeau ! » L’inauguration de son installation avec les autorités locales et ses gros clients est « royalement organisée » par la très brillante et très compétente Mme Morgat. N’étions-nous pas sur un terrain historique glorieux ? C’est exactement là que, pendant la guerre de Cent Ans, eut lieu en 1356 la bataille, à l’épée bien sûr, du roi Jean II Le Bon contre le Prince Noir : « Père, gardez-vous à droite ; père, gardez-vous à gauche ». Qui connaît encore cette histoire ?

Une leçon d’hédonisme
Dès 1965, la société se tourne vers les marchés étrangers, à commencer par l’Espagne. Un de ses premiers grands clients est Dom Arias Chantres, propriétaire de l’usine Ceramica Estella. Depuis son somptueux appartement de 1 000 m2 situé Paseo de Castellana, l’hidalgo, fils du précédent gouverneur de Madrid, domine la capitale. Située tout près de l’aéroport Barajas de Madrid, sa briqueterie est équipée d’un séchoir Moccia vendu par CÉRIC. Son ingénieur de confiance est M. Rios, un personnage incroyable : brillant technicien, très drôle et extrêmement vivace, il sera un grand ami de Guy Calero et un fidèle de CÉRIC. À la demande de Jean Mérienne, Dom Arias accepte que des essais de séchage de briques de la région de Barcelone soient réalisés dans son usine. Le lendemain de l’essai, le chauffeur emmène son patron et l’ingénieur de CÉRIC à l’usine en convoi : une voiture qui précède et une qui suit – c’est, pour lui, l’assurance d’une assistance rapide et la certitude d’éviter les incidents de route qu’il déteste ! En rentrant dans l’usine, catastrophe… Toutes les briques sont cassées. Il faut prendre le temps de tout nettoyer et dans quelle conditions ! Pour retirer par petits paquets et entre les rouleaux les 60 tonnes contenues dans le canal de séchage, l’ouvrier doit ramper à l’intérieur du séchoir, dans un canal haut de 30 cm jusqu’à 60 m de part et d’autre. Outre l’arrêt du four, ce sont plusieurs jours de production qui sont perdus. Jean est dans ses petits souliers, mais se tenant par le bras à l’Espagnol, il entend son hôte qui calme son angoisse lui dire : « Ne vous inquiétez pas, Jean, oubliez tout ça, nous sommes là tous les deux… pour le plaisir. » Et la soirée se terminera chez Horcher, le meilleur restaurant de Madrid. Anecdote ? Pas seulement… Cette leçon d’hédonisme et de relativisme marquera l’entrepreneur pour toute sa vie professionnelle : celle-ci ne vaut d’être vécue que si l’on n’oublie jamais d’en tirer tout ce qu’elle peut procurer de joie, de jubilation et de générosité. La vie professionnelle se déroulera à l’inverse de l’enfer de Dante. Dom Arias Chantres passera beaucoup de temps à discuter avec Jean et une amitié profonde se nouera. L’industriel espagnol compte parmi les personnalités marquantes de la vie de l’ingénieur. Deux autres séchoirs Moccia seront installés pour la société Rubiera sur ses deux sites d’Oviedo et de Pontevedra. Ils sont destinés à la fabrication de hourdis entrevous pour des installations de poutrelles précontraintes, telles que celles réalisées en Italie dans les usines de la RDB, à l’époque où Jean menait son étude pour le gaz naturel au CTTB.

Séchoirs Moccia, une face plus sombre
Le mauvais résultat des essais à Madrid et l’analyse qu’il en a faite n’ont pas perturbé l’opinion de Jean sur l’intérêt du séchoir Moccia, et cela pour une raison simple qu’il a parfaitement assimilée au CTTB : un essai sans réglage préalable de la filière n’apporte une indication fiable que s’il est réussi instantanément. Cela veut dire que le mélange et le réglage des filières est facile ; que l’on peut y aller sans souci. S’il y a des défauts de filière avérés et confirmés par le chef d’usine, l’essai ne signifie rien, d’autant que les courbes du laboratoire sont assez concordantes. En outre, les autres installations avec les séchoirs Moccia ont été réalisées avec succès. Donc Jean décide de progresser vers tous les types de produits, en particulier les grosses briques creuses. Deux séchoirs Moccia sont installés, l’un à Saint-Parres-lès-Vaudes près de Troyes, l’autre dans une usine nouvelle à Pontarlier, la Seco. Très tôt, apparaissent quatre défauts majeurs : trop de particularités sont exigées pour l’argile et les produits. Jean Mérienne est obligé de conclure que son jugement a été léger. Ce type de séchoir ne doit pas être vendu par CÉRIC. Il reformule in petto la déclaration M. Millard, le président très piquant de l’usine de Saint-Parre qui disait : « Quand on commande un séchoir à Jean Mérienne, on passe six mois à rêver qu’on est près d’arriver au paradis mais, après la mise en service du Moccia, on pense que c’était sûrement la porte d’à côté. » Jean demande alors au CTTB d’inclure une mesure du collage, dans la liste des essais. Celle-ci s’avérera très utile, en particulier pour le démoulage des tuiles qui subissent les mêmes inconvénients. Dès lors, l’ingénieur sait qu’il devra ajouter dans sa tête cette donnée pour ses expertises ultérieures. En attendant, une solution d’injection de vapeur est mise en place pour sauver la fiabilité des installations réalisées. Ce n’est qu’un pansement. Pour la suite des événements, il faut se rendre à l’évidence : dire adieu aux kilomètres de rouleaux rectifiés et sonner le glas des Moccia qui basculent dans la collection « innovations et matériels abandonnés ».

LE CHEMIN DE L’INNOVATION

La technologie du séchage
Dans l’ensemble des technologies dont la mise en œuvre compose une usine de fabrication de matériaux en terre cuite, le séchage est de loin la plus subtile, la plus insaisissable si l’on n’a pas le courage de creuser le sujet dans sa totalité. On préfère souvent l’ignorer plutôt que de s’y confronter dans le détail.
Nous n’avons pas vocation à développer ici les arcanes de sa complexité, mais il est important de comprendre qu’à l’heure où le CTTB prenait ses marques, les études de caractérisation des argiles étaient assez sommaires. Jean Mérienne et les jeunes ingénieurs novices de CÉRIC avaient souvent l’occasion de compter les moutons qui meublaient leurs nuits blanches quand ils devaient essayer de démêler les écheveaux entrelacés des réglages d’un séchoir. Une rapide énumération des facteurs en question permet aisément de découvrir pourquoi les équipes n’étaient pas à la fête. Outre la caractérisation de la matière première elle-même – avec les nombreux tests indispensables pour déterminer le type de séchage et son cycle, ces facteurs comprennent :
les filières et leur réglage ;
les supports de produit – la face porteuse de la brique étant privée de ventilation ;
la possibilité de régler indépendamment et par zone les trois facteurs qui déterminent le départ de l’eau, donc le retrait et le risque de fissures : température, humidité de l’air, vitesse de l’air ;
le plus difficile : l’homogénéité du séchage, et Dieu que c’est compliqué !
l’épaisseur du produit et son dessin qui nécessitent de concevoir des types différents de séchoir selon les produits : creux, briques de parements ou tuiles ;
enfin les manutentions de produits pour charger les supports, les manutentions des charges et la construction des séchoirs ont une incidence sur l’organisation du séchoir : elles rendent souvent impossible l’application de la théorie.
C’est donc une foultitude de problèmes auxquels se confrontent les ingénieurs de CÉRIC.
À titre d’illustration, le premier contact de Jean avec une usine fut d’apprendre à régler une filière pour un industriel de la région parisienne qui n’arrivait pas à sortir une brique droite. Un ingénieur sans pitié n’avait-il pas inventé le système de couper la brique en une quinzaine de lanières longitudinales, les mesurer, les faire sécher et remesurer leur longueur donc leur retrait ? Suivant les différences de retrait on savait où se trouvaient soit les manques, soit les poussées d’argile, et on devait alors corriger, dans la filière, la forme et la pente de l’entrée des noyaux concernés. Après une semaine d’un travail qu’il estimait complètement inexploitable, Jean repassait au bureau de Michel Rasse en lui demandant si ce n’était pas plus utile d’aller casser des cailloux au bagne de Cayenne ! Ceci pour illustrer le bas niveau des connaissances techniques de cette époque sur ce sujet.
En ayant conscience de chacun de ces facteurs, à force de travail et accompagné par le CTTB, CÉRIC va trouver des solutions. Certes, le chemin nécessaire pour vaincre les difficultés et la maîtrise de l’interconnexion de ces facteurs sera long et fastidieux. Mais, en acceptant de le parcourir sans se décourager, CÉRIC s’est distingué de ses concurrents. Car il s’agissait d’une étude ennuyeuse, et la plupart des interlocuteurs de Jean, confrères aussi bien que collaborateurs, n’ont pas su ou voulu intégrer toutes les nuances des informations dont ils disposaient.
Plus de vingt types de séchoirs différents ont été conçus et proposés pendant cette période par les constructeurs les plus divers. Parfois célébrés à leurs débuts, tous ont sombré dans l’abandon, preuve s’il en était qu’aucun n’a atteint le Graal. En empruntant une voie diamétralement différente, CÉRIC a le mieux fait progresser la technologie du séchage et les performances de ses équipements. L’entreprise a proposé des solutions beaucoup plus maîtrisées dans toutes les dimensions du séchage. La profession en a grandement bénéficié. Dans la pratique, les apports principaux ont été :
Pour le séchage rapide, la mise au point du séchoir rapide Céric®, dont la genèse est racontée dans le paragraphe suivant. Vendu à plus de 450 exemplaires dans le monde, il reste à ce jour le séchoir le plus accompli pour de très nombreux produits - briques creuses, hourdis, briques de cloisons ou nouveaux blocs murs de parois communes. Pour les tuiles canal ou arabes, grâce à un aménagement différent des claies évitant le défaut courant appelé « la selle de cheval », c’est le séchoir idéal. Deux usines, dont il faut dès à présent souligner le caractère remarquable, seront d’ailleurs construites en Espagne dans les années 2000 pour ces tuiles. L’une se trouve à La Ceramica la Oliva, près de Tolède, l’autre à Tilmessa près de Valence. L’occasion de dire déjà que, selon CÉRIC, ce type de tuile très simple à fabriquer et à poser sur les toits mérite une attention particulière pour beaucoup de pays émergents. De l’origine à aujourd’hui, la définition de la solution sur mesure a été un souci constant de « la maison ».

Pour le séchage plus lent, CÉRIC développera un nouveau séchoir multicanaux très maîtrisé, le Bourgogne, un autre très grand cru ! À croire que la société a des affinités électives avec les terres de grands vins… S’articulant dans un faisceau d’innovations à venir, la technologie mise au point répondra d’une part aux besoins des tuiles pressées, d’autre part, et surtout, à l’immense marché des briques de parement.

Les fameux séchoirs Anjou®
À cette époque, le Matériel Céramique Moderne (MCM) est dirigé par un homme très respectable et fort désireux d’aider la profession. Avec des moyens tout à fait convenables en mécanique, mais inexistants en céramique, il développe ses propres séchoirs, les Univelox. Sous la marque Uniceram, ceux-ci rencontrent un certain succès, et ajoutée à l’aventure Moccia, cette création crédibilise la notion de « séchage accéléré ». Pour être plus précis sur cet épisode majeur de la profession, il faut savoir que dans les usines où le CTTB exerce ses contrôles d’humidité, on utilise les puits de chauffe du four afin d’accélérer le séchage des produits-test. Cela permet de sécher sans casse une brique en trois heures alors que dans les autres séchoirs, on peine à sécher une brique sans casse en vingt heures. Tout semble converger vers le trio Univelox, Moccia, puits de chauffe mais où est le lien commun ? Sur la base de ces observations, Jean est convaincu que l’on peut imaginer une toute autre philosophie pour le séchage et qu’il faut persévérer dans cette voie. Paradoxe ! C’est un tollé dans le milieu professionnel ! Contre cette théorie qu’il expose dans les congrès, les concurrents allemands réagissent avec violence. Ils démontrent avec force comptes rendus d’essais certifiés et tamponnés l’impossibilité de telles performances sans détérioration des produits, donc sans risques de nuisance pour la réputation de la brique. Force est de reconnaître que trente ans plus tard, ils exalteront les grands avantages de cette méthode. Pour l’heure, tout est à inventer, concevoir et réfléchir.
Or, à l’usage, les Univelox causent des soucis. Les balancelles étant indépendantes les unes des autres, la mécanique mal structurée et son entretien créent une véritable servitude. La nécessité de trouver une alternative est augmentée par la fragilité économique de MCM. C’est dans ce contexte que Ragneau, chaudronnier métallurgiste et mécanicien établi dans le Maine-et-Loire, est sollicité en 1965 par Marcel Rivereau, un client ami très imaginatif, installé non loin à La Boissière-du-Doré et insatisfait de son Univelox. Marcel a une idée : accrocher les balancelles sur deux chaînes qui formeront un rectangle et un mouvement continu sans rupture de charge. Avec l’équipe de la chaudronnerie, il dessine une solution mécanique très différente de l’Univelox, et commande à Ragneau son exécution. Certes, l’ensemble est lourd et demande de la précision dans sa réalisation, mais il est d’une fiabilité incontestable. En outre, un seul contacteur assure la commande de l’avancement des balancelles, ce qui est aux antipodes du système imprécis et très souvent en panne de l’Univelox. La faisabilité théorique mécanique du système Rivereau étant confirmée, la base de l’innovation est en place. On peut passer à l’étape suivante, beaucoup plus technique : la conception de la partie ventilation et thermique. Et là, on a besoin de CÉRIC : Jean Mérienne est invité à se mêler à la méditation. Il emmène avec lui un technicien, Claude Pizzala, dont l’expertise dans le séchage rapide est à la mesure de l’énergie qu’il a déployée à essayer de faire fonctionner les Univelox. Marcel Rivereau est une personnalité atypique d’une convivialité et d’une décontraction peu communes. Il possède ce caractère que l’on trouve souvent dans les pays de vignobles et très partagé dans la région du Muscadet. Jean ne dit-il pas que le problème chez Marcel n’est pas la difficulté à résoudre les problèmes techniques de l’usine mais plutôt de survivre au régime de son accueil ? Passées les réjouissances, il faut se mettre au travail. Le calcul de la ventilation longitudinale est encore timide chez CÉRIC et les appuis des raisonnements sont fragiles. On part donc sur les bases Univelox un peu renforcées. CÉRIC confirme les données et le matériel à approvisionner.
Pour la manutention, le bureau d’études de Ragneau présente une solution, avec une pelle qui va évacuer les produits secs et poser les produits frais dans le même mouvement. Ceci paraît à tous très accessible en réalisation. Imaginez un instant ce qu’était une manutention à cette époque, sans l’informatique, avec des accessoires électriques rustiques, des armoires équipées de contacteurs par douzaines !
Les mouvements progressifs et contrôlés, si communs  maintenant, n’existaient pas. C’étaient des mouvements sans nuances : sèchement oui-non. Depuis, la gestion par l’informatique a permis de rendre progressif le démarrage et le ralentissement des mouvements, avec un accomplissement plus rapide des trajectoires. Si l’on doit comparer les images : un technicien de cette époque portait une blouse grise et avait un tournevis à la main alors qu’un technicien d’aujourd’hui est en polo assis devant son ordinateur. Ce qui fera dire plus tard à un client à propos d’un technicien qui peinait dans une mise en route : « Bah ! Comment voulez-vous qu’il y arrive, il passe ses journées devant son ordinateur !» Cela a fait sourire Jean. Il s’est rappelé avoir vu un jour un technicien CÉRIC se battre très longuement avec son ordinateur, appelant même à l’aide car le four s’éteignait ; l’homme oubliait simplement la clavette de la poulie du ventilateur qui était ressortie ! Un clin d’œil aux effets parfois inédits de la modernité et à la perte de contact avec l’outil.
Les essais menés chez Ragneau se déroulent dans la campagne à Saint-Pierre Montlimard, loin des bureaux d’études parisiens et de leurs spécialistes affûtés. Mais Ragneau a su rassembler des collaborateurs très impliqués et compétents. L’ensemble est soigneusement monté. On le fait tourner pendant plusieurs jours durant lesquels on procède à des ajustements mécaniques.

Aménagez la mécanique, le reste vous sera donné par surcroît !
À deux pas de Vallet, la capitale du Muscadet, la mise en route est dignement fêtée. Cette première installation n’est que le socle sur lequel vont se greffer les véritables innovations de CÉRIC qui feront de cette bonne mécanique, un séchoir modèle d’équipement industriel abouti. En restituant l’histoire, on comprend que le chemin a été amusant et singulier. Car, partant d’un séchoir dont on a seulement réglé le problème mécanique, il est apparu deux conséquences inattendues induites par les aménagements mécaniques, et qui parleront aux spécialistes céramistes : l’écartement entre les balancelles d’une part, d’autre part l’inversion de sens de ventilation à moitié séchoir. C’est un cadeau précieux. Il ne doit pas occulter la chance, peut-être l’ingéniosité, et l’observation sûrement, pour parvenir à la solution définitive. C’est tout d’abord Ernest Tullio, qui a eu une intuition lumineuse. Les équipes de mise en route avaient très vite buté sur le défaut de fentes transversales, déjà constaté sur l’Univelox. Ernest fait réaliser une balancelle d’essai telle qu’il l’imaginait et qui surélèverait les produits de façon à laisser passer l’air en-dessous. À l’arrivée, c’est un succès et une progression extraordinaire dans l’histoire du séchage rapide. Car les véritables inventions, ce sont l’espace entre les produits et les briques surélevées. Cela a été l’idée d’Ernest. Mais là, voici que surgit un nouveau problème. On a beau tourner dans tous les sens la théorie, la fameuse carte hygrométrique de Mollier, rien n’y fait : la siccité de l’air dans le séchoir ne progresse pas dans un rythme synchrone avec le retrait. Cette fois, l’homme de la situation est Raymond Mathieu. En réglant un séchoir, il mesure que, dans une zone intermédiaire, le départ d’eau se traîne comme un ruisseau qui serpente dans les prairies. Cela lui donne l’idée d’installer un brûleur intermédiaire. Le résultat est probant. Ces six innovations successives et complémentaires sont les composantes de cette invention. Dès lors, une solution fiable et performante dans la qualité des produits séchés, dans la consommation énergétique, dans la fiabilité mécanique, existe pour le séchage des briques creuses, des blocs et des hourdis. Il est possible de sécher en moins de quatre heures de grandes productions de briques de la meilleure qualité. Ce séchoir rapide sera une des réussites de CÉRIC.


Le chaînon manquant
Pionnière et novatrice dans son approche, CÉRIC monte en puissance grâce à une confiance innée en sa capacité à relever les défis. Forte de cette confiance doublée de l’adjonction de nouvelles compétences avec l’arrivée des ingénieurs et techniciens de CÉTEC, la société prend une autre dimension, en particulier en céramique et en thermique. Plus d’une dizaine d’ingénieurs de l’ENSC sont alors intégrés aux services techniques. Dans ces années de pleine effervescence, la société attaque le marché des fours tunnels avec un modèle spécifique, les fours pieds droits et voûte plate suspendue en béton réfractaire. Le premier est monté à Gardanne en 1965. De tels fours offrent des améliorations notables relativement à ceux dont les voûtes sont en briques réfractaires. D’une part, ils garantissent plus d’étanchéité ; d’autre part, succédant aux voûtes cintrées, puis surbaissées des générations précédentes, leurs voûtes plates permettent de diminuer les efforts autrement plus conséquents sur les parois latérales. En rendant possible l’automatisation des empilages de produits pour les cuire, les fours à voûte plate vont contribuer à la résolution d’un défi auquel la profession se trouve confrontée : trouver, dans une conjoncture porteuse, les moyens d’augmenter rapidement les capacités de production. Plus généralement, les fours tunnels fondent la modernisation des usines. Couverts de 400 000 tuiles romanes, les halls des nouveaux fours des tuileries Jean Roubaud de Marseille, dont une tranche est achevée par CÉRIC en 1965, sont longs de plus de 135 mètres. À l’intérieur des fours, des wagons de 30 tonnes de poids en charge sont déplacés par un système automatique de poussée par vérins et de traction par câbles. À l’entrée des séchoirs, le démoulage des presses – des Rieter – s’effectue de manière automatique. Au total, pour une production identique de 120 000 tonnes, l’effectif est divisé par trois. Déjà une nouvelle tuilerie est en cours de construction et le projet d’une grande briqueterie, dont le four aura 4,5 mètres de large, se dessine.
En France, deux zones joueront le rôle principal dans le maintien des produits de construction en terre cuite : le Sud par son dynamisme et la qualité de ses industriels et l’Est sous l’influence de la culture allemande dans la construction. Dans le Sud, les grandes familles locales répondent à l’appel de la modernisation : les Roques, Guiraud ou Gélis comptent parmi les plus entreprenantes. C’est justement dans son usine de Colomiers que CÉRIC inaugure, en 1968, un four de 7,80 mètres de large. Cette largeur qui n’avait jamais été atteinte représente environ le double de ce qui se faisait jusqu’alors. Cette performance a une cause amusante. Préparation, séchoir et manutention de la nouvelle unité baptisée Dumaine 4 ayant été définis sur la base très élevée pour l’époque de 800 tonnes/jour, il reste à définir le four. Un autre challenge ! Posant les calculs pour un four de 4,50 m de largeur, Jean parvient à une longueur de 220 m, une dimension qui d’ailleurs ne l’enthousiasme pas. Aussitôt Jean-Pierre Gélis, le patron informe Jean qu’en plus, ils ne sont pas propriétaires des terrains au-delà de 140 m. Il ajoute qu’il n’y a aucune chance de l’acheter car les Gelis sont en délicatesse avec le voisin. La discussion s’arrête là, et Jean se prépare à partir. En manière de boutade, Gérard Gélis lance : « Il n’y a qu’à le faire moitié plus large ! » et tout le monde se sépare. La suite met en exergue la confiance et l’estime mutuelles que se vouent les trois frères Gelis et l’ingénieur : entre eux et lui, le courant est tout de suite passé, tout particulièrement avec Jean-Pierre Gélis. Les uns et les autres ont confiance dans leurs compétences et engagements. Huit jours plus tard, après avoir étudié soigneusement les détails de ce projet - a priori farfelu - et en particulier les problèmes de la voûte avec KARENA, un producteur de réfractaire allemand, ainsi que le petit bureau d’études de CÉRIC- et après une étude complexe des wagons, leur guidage et leur dilatation, Jean revient avec propositions et schémas pour un four de 120 m capable de garantir une production de 780 tonnes/jour et plus. En équipe, ils relèvent le défi avec l’assistance de Robert, un chef d’exploitation hors normes, en optimisant tous les équipements. Ce four fonctionne encore actuellement, soit plus de quarante ans après sa construction.
Auparavant, le Four Industriel Belge (FIB), un fournisseur de haute technicité, expérimente des brûleurs latéraux au gaz à haute vitesse sur un ancien four Gélis. Depuis la découverte du gisement de gaz de Lacq, André Vandermaelen, le représentant de la firme, a pu étendre son terrain de chasse jusqu’aux frontières atlantiques de l’Hexagone. Constructeur de fours pour la céramique fine, FIB est par ailleurs spécialisé dans des équipements de combustion sans flamme à grande vitesse de sortie des gaz brûlés. C’est une magnifique opportunité pour CÉRIC de les installer sur le nouveau four ; les brûleurs latéraux haute vitesse d’avant feu sont un nouveau chaînon qui s’ajoute à sa technologie. Les wagons du four extra larges de la briqueterie sont évidemment repensés pour s’adapter aux nouvelles dimensions. Selon la formule d’un technicien qui s’en amuse : ils ont une surface plus grande qu’un appartement parisien standard de quatre-vingts mètres carrés.
Dès lors, tous les constructeurs de fours, imitant les deux innovations - la surpression à Pont de Vaux et les brûleurs latéraux chez Gélis - vont engranger les succès. CÉRIC va pouvoir nourrir son expansion internationale et asseoir sa position de leader dans la technologie des fours. Des centaines de fours tunnels seront construits dans le monde avec ces méthodes. La brique plâtrière, dont il a déjà été question, profite pleinement de ces nouvelles technologies.


Disparaître ou se reconvertir
Jusque vers les années 1970, des millions d’immeubles d’habitation, de maisons, de locaux industriels et d’immeubles de bureaux utilisent des briques plâtrières pour les cloisons de séparation, et le doublage des murs car c’est le matériau le mieux adapté. L’importance de ce produit est considérable dans la construction, et les plâtriers exigeants et souverains, le plébiscitent car le métier est dur physiquement, éprouvant, tout particulièrement pour les plafonds. Il nécessite une grande précision des gestes et une force physique confirmée. Le recrutement est difficile. Il y a beaucoup de pression sur les chantiers. Mais une innovation bousculera ce domaine de la construction : le carreau de plâtre à emboîtement, lisse sur les deux faces. Presque simultanément, le Placoplatre apparaît. Son développement sera ravageur : en moins de quinze ans, briques de cloison et plâtriers perdent une part très importante de leur marché. Cela met en danger une vingtaine d’usines spécialisées dans ces produits, telles celles des Milles près d’Aix, l’usine de Saint-Parre-lès-Vaudes, les usines de la Loire, Puisais, Ayrault, etc. Quelques-unes ne se relèveront pas, mais d’autres s’organisent, contre-attaquent, s’adaptent, innovent. Les briqueteries de l’Ouest – Bouyer-Leroux, les deux Rivereau, les Produits rouges de Vendée, les Dupont, etc. se regroupent dans un organisme commercial, la SIBO. Sous l’égide de M. Bon des Produits rouges de Vendée et de Georges Leroux, deux personnalités compétentes et très conviviales, le réajustement des moyens de production se met en place. Il se concentre sur les sites Bouyer-Leroux et Produits rouges. Après le décès prématuré de Michel Bon, une seule entité assurera la gestion de ces usines axées sur trois pôles : les briques de mur rectifiées très innovantes, les briques de cloisons (toujours dans la course) et les tuiles canal. Emmenée par les personnalités exceptionnelles de Georges Leroux, puis de son fils Georges-Marie, la société Bouyer-Leroux est un acteur exemplaire. Qu’il s’agisse de la politique commerciale, de la qualité de ses choix technologiques, de sa faculté d’adaptation et d’innovation, l’entreprise est pilotée avec une perspicacité et un talent exceptionnels, perpétués par ceux qui succéderont à Georges-Marie.
Dans le Sud-Ouest, les regroupements se font autour de deux acteurs majeurs, Gélis et Guiraud, concurrents très armés l’un et l’autre. Ils maîtrisent avec dynamisme leur marché contre les incursions du béton. D’ailleurs Pierre Guiraud, à l’instar de nos amis de CÉRIC, choisit la solution radicale en rachetant la presque totalité des fabricants d’agglos et de poutrelles du Sud de la France et en les exploitant concurremment à la terre cuite, avec des coûts bien contrôlés !

BM Costamagna et les licenciés Rector
À ce propos, il faut citer ici le rôle joué au cours de cette période charnière par une autre figure, Barthélémy Marius Costamagna, que tous appellent BM. C’est un grand négociant en matériaux de construction. Pour dire la puissance de ses entreprises, les affiches à l’effigie de Costamagna inondent la côte d’Azur. Le CTTB a envoyé Jean sur place pour moderniser trois usines de briques. Les dépenses à engager n’enthousiasment pas plus que ça BM. En plein Carnaval de Nice, Jean et Ernest Tullio parviennent à accomplir leur tâche. L’argile locale est très correcte, ce qui facilite l’augmentation du rendement et, finalement, tout le monde est très satisfait.
Face aux évolutions qu’il pressent, BM fait le choix de se lancer dans la fabrication de planchers avec entrevous et poutrelles en béton précontraint. C’est l’origine de la marque Rector. Puis il part à la rencontre de ses pairs pour les persuader de tenter l’aventure de ce nouveau produit, en leur proposant de les licencier. La double maîtrise de l’argile et du béton permettra de s’adapter et de répondre aux besoins des marchés. Il visite des briquetiers importants, Jean Bohy pour Pacema, le Comptoir tuilier du Nord, Lesage dans l’Est de la France, Koramic à Courtrai en Belgique et bien d’autres. Couplés aux hourdis en terre cuite produits dans leur usine en parallèle, ces derniers se mettent alors à fabriquer et vendre les planchers à poutrelle de béton précontraint. Les liens noués entre les licenciés contribueront ultérieurement aux rapprochements de certains d’entre eux, notamment lorsque la profession vivra un second bouleversement avec l’arrivée de très grands groupes. L’hyper concentration qui en résultera marquera une autre phase de l’histoire de CÉRIC.

Des partenaires de CÉRIC, et de Pèlerin en particulier
CÉRIC va agglomérer au fil de ses développements de nombreuses sociétés aux compétences spécifiques. Elles vont contribuer à forger une offre unique sur le marché. Parmi celles-ci, le constructeur de machines Pèlerin aura un rôle important. À l’époque – début des années 1960 – les relations entre la firme soissonnaise et CÉRIC sont épisodiques. Pèlerin n’est, pour le concepteur de fours et de solutions, qu’un constructeur parmi d’autres. Il ne suscite guère plus d’intérêt que Haendle, Rieter ou, plus encore, Bongioanni et Morando : les deux firmes italiennes déferlent sur le marché français. Leur concurrence acharnée, soutenue par la dévaluation de la lire, n’est pas étrangère à la disparition d’Uniceram. Mais, au milieu des majors et soutenu par la confiance de beaucoup de fabricants, Pèlerin navigue avec habileté. Une association avec un constructeur allemand de taille similaire – Breitenbach – a ouvert l’entreprise au grand export – Égypte, Iran, Irak – pour ses distributeurs et transporteurs métalliques. Dans ces pays, les constructeurs allemands sont omniprésents. À la tête de Pèlerin, Bertrand Barrau, gendre du fondateur, Georges Pèlerin, a remarquablement anticipé les conséquences de la déconvenue d’Uniceram. Aux briquetiers et tuiliers inquiets de la disparition du fournisseur exclusif de leurs groupes d’étirage, Pèlerin, à travers sa filiale Omnipièces, propose des pièces de rechange adaptables. En outre, Bertrand Barrau s’adjuge les compétences remarquables de René Gleize, un ancien d’Uniceram. Celui-ci instaure et pilote un bureau d’études de qualité. Avec son goût de l’aventure et son matériel réputé pour sa fiabilité, le Français prend une dimension nouvelle sur le marché de la préparation ; on ne tardera pas à le retrouver dans de nouvelles aventures aux côtés de CÉRIC.
Pour la régulation automatique des installations de séchage et cuisson, CÉRIC dispose déjà, avec Claude Fleury, d’un atelier AMR (Automatisme, Mesure, Régulation). Mais lorsque les produits ne sont pas développés en interne, ils le sont en association avec des sous-traitants. C’est ainsi qu’après Fimec pour les premiers séchoirs rapides, naît Tecauma, issue de la société Autom, pour une automatisation plus souple des chargeurs de séchoirs, empileurs-dépileurs de four et palettisation. Gérard Herbreteau, le directeur général, Rabillé, le directeur technique, et leur équipe de Vendéens consciencieux et accrocheurs feront preuve d’une rare imagination singulière pour traiter les problèmes posés par CÉRIC. Ils héritaient des « moutons à cinq pattes » qui perturbaient les autres sociétés de manutention du groupe, réservées aux standards caractérisés et aux séries. Pour les coupeurs automatiques simples, CÉRIC travaille avec Rocher, un petit atelier compétent du Sud et qui s’occupe aussi des réglages.
Enfin, pour les manutentions en général, celles mises en place dans les usines de grande capacité fabriquant blocs et briques de parement, CÉRIC dispose avec CÉRIC -Automation d’une filiale conçue et équipée pour construire les chargeurs et déchargeurs des séchoirs Bourgogne et autres, les empileurs et dépileurs de wagons de four, les installations de mises en paquets et de palettisations ; CÉRIC-Automation maîtrise également parfaitement la fabrication des immenses manutentions qui couvrent toutes les opérations nécessaires à l’installation des tuileries ainsi que leur robotisation. Au total, CÉRIC-Automation deviendra un des piliers essentiel de l’histoire CÉRIC et prendra une part fondamentale dans son développement. À l’origine de celle-ci, on trouve un ancien d’Uniceram, M. Léger, lequel s’associera avec un certain M. Lhéritier. L’homme des développements de CMH est André Pathé, un futur grand de CÉRIC. Avec son adhésion et celle de collaborateurs engagés, l’aventure a été possible ! C’est un roc, un vrai patron admiré et aimé pour sa personnalité attachante et son génie de la mécanique. Le nom de CMH sera changé en CÉRIC -Automation pour bien en souligner l’appartenance au groupe.
La plupart du temps Michel Rasse et Jean Mérienne créent de réels liens d’amitié avec leurs premiers associés. Tout en laissant beaucoup d’autonomie à leurs partenaires, ils empilent ainsi les structures de leur groupe dont les bases s’élargissent comme les racines d’un grand arbre. Parmi les partenaires pour la construction des fours, les associés ont travaillé avec Toisoul Nadot, société très spécialisée dans l’utilisation du « fondu Lafarge ». Ce matériau révolutionnaire bouleverse le marché et amène toute une évolution dans les mises en œuvre des fumisteries. Après la fermeture de Toisoul-Nadot, son directeur technique, M. Briand, homme de terrain, prendra à CÉRIC la direction du pôle fours et assurera le premier développement de cette nouvelle technique.


Le four Casing et les fours portiques

Vers la fin des années 1960, Michel Hartmann - un fumiste installé à Belfort en contact avec CÉRIC pour les solutions traditionnelles - prend le relais pour les réalisations des fours en béton. Novateur et passionné, Hartmann passe beaucoup de temps à imaginer un outil, dont la construction et le fonctionnement pour la cuisson apporteront énormément au métier grâce à leur maîtrise. Il imagine d’accrocher la voûte des fours à une structure métallique extérieure fabriquée en tôle épaisse pliée. Cette conception démultiplie les qualités du matériel, notamment en matière d’étanchéité. C’est la genèse du four Casing, dont CÉRIC conçoit toute l’ingénierie de fonctionnement – mise au point des systèmes de ventilation, implantation des brûleurs, système de circulation des gaz, etc. Le premier Casing est implanté chez M. Aygron, industriel à Gap, en 1972. Agissant comme un ensemblier avec les sociétés dont il a été fait mention, CÉRIC peut mordre sur les grands concurrents – Lingl et Keller en Allemagne, Morando en Italie. Le four Casing commence en effet à prendre une position sérieuse sur le marché. Et, grâce aux U, une autre innovation, les tuiles qui en sortent gagneront grandement en qualité.

CÉRIC ne se cantonne pas au Casing, car ce dernier n’est pas adapté à toutes les situations - notamment à des températures au-dessus de 1 200° ou pour certaines argiles corrosives. Le bureau d’études de Paris travaille donc en parallèle sur une solution plus traditionnelle et CÉRIC développe ainsi des fours construits en réfractaires et des réfractaires anticorrosion, les « fours portiques ». Ceux-ci seront implantés sur tous les marchés, et plus particulièrement anglais, russe et américain.

De Chagny à Roumazières, la mise au point des U
La ville de Chagny en Saône-et-Loire se trouve à la pointe nord de la vallée de la céramique, ainsi nommée parce que, le long du canal du Centre, de La Dheune à La Bourbince, de nombreuses briqueteries s’y étaient établies. Elles utilisaient les argiles de cette plaine alluvionnaire, argiles riches en alumine et très adaptées à la fabrication des tuiles. Chagny est le berceau du groupe Lambert qui a aggloméré à cette tuilerie d’autres usines pour constituer les Grandes Tuileries de Bourgogne : il fallait bien ça pour répondre aux Grandes Tuileries de Marseille avec lesquelles la Bourgogne, tout comme la Charente, est toujours en concurrence !
Vers 1972, le directeur opte pour un nouveau mode de manutention des tuiles : au lieu d’être mises à la main dans des casiers, ces dernières seront empilées en masse dans les fours par paquets cerclés de fils de fer. Importée d’Italie, cette technique permet de réduire sensiblement l’intervention humaine. Malheureusement, les premiers résultats s’avèrent décevants, en grande partie du fait du type de fabrication. Au nord et à l’est de la Saône-et-Loire, on produit en effet des tuiles mécaniques petits moules. Lorsqu’on veut les cuire en masse, celles-ci donnent – c’est le cas de le dire – du fil à retordre. Plus précisément, lorsqu’elles deviennent malléables aux alentours de 1 000°, les rangs du bas se déforment sous le poids des rangs supérieurs. Au refroidissement, il se produit des fêles. Cela élimine un grand nombre de produits du premier choix. Tout juste les tuiles pourront-elles servir de mureuses. À l’inverse, insuffisamment cuites, les tuiles ne résisteront pas au gel.
Face à ce casse-tête, Jean Mérienne et Jean Bubenicek, un ingénieur réfractoriste ayant intégré CÉRIC, passent des nuits blanches à essayer de trouver une solution. Ils pensent enfin la détenir en imaginant une sorte de bibliothèque, dont les étagères reposant sur des colonnes seraient constituées de dalles. Selon les calculs et l’intuition des ingénieurs, leur coulissement devrait compenser les effets de la dilatation induite par la cuisson. Mais quand ils reviennent d’humeur joyeuse au travail après le repas, quel n’est pas leur dépit : sous la poussée des casiers réfractaires, les wagons eux-mêmes se sont déformés. Une véritable catastrophe ! Dans l’urgence, il ne reste qu’à découper les dalles, de manière à faire porter l’effort différemment. Sur la base de 120 wagons et à raison de 100 dalles par wagon, le découpage à la scie au diamant prendra 10 jours et nuits. Le client n’a d’autre possibilité que de ronger son frein en se lamentant. Il faut aller plus loin. D’où a jailli l’étincelle qui va mener à l’invention de la solution en U ? De Mérienne ? De Bubenicek ? Sans doute de ce dernier car, au début de sa carrière, il a travaillé dans le réfractaire coulé, pour le sanitaire. Quoi qu’il en soit, après avoir étudié avec Refral la faisabilité de la fabrication d’un tel U, une solution ingénieuse est trouvée : les tuiles seront rangées dans des U coulés. Cette configuration est une innovation majeure pour la survie de la profession. D’un coup on modifie quatre facteurs vitaux qui redonneront un bel avenir à une profession qui s’étiolait irrémédiablement :
tout d’abord, c’est la possibilité de monter la température de cuisson d’environ 30 à 40°, ce qui accroît très sensiblement la résistance au gel et permet de garantir sans souci les trente ans exigés par les normes et les assurances ;
ensuite, le risque de déformation sous charge se trouve très réduit, d’où une planéité fortement améliorée ;
de plus, grâce à une répartition parfaite des passages gazeux, - une grille idéale ! - l’homogénéité de cuisson est très améliorée. Il en résulte une bien meilleure précision dans les dimensions des produits et une grande révolution chez les couvreurs. Ceux-ci peuvent alors, comme pour la tuile-béton, adopter le montage à sec, d’autant plus que des usines et des unités d’accessoires particulièrement adaptées et performantes vont faciliter leur tâche ;
enfin, la manutention totalement automatique des tuiles devient concevable et réalisable, puisqu’il est désormais possible de décomposer les mouvements par zones clairement identifiées. Ce sera un jardin pour y cultiver les robots.
Ce petit exposé technique pour souligner que c’est ici que la première pierre est posée. Là commence le retournement du marché de la tuile-béton, avec la fermeture de sept ou huit usines en France et plus encore dans d’autres pays européens – Allemagne Italie, Espagne, Portugal… Cette innovation de CÉRIC déclenchera des investissements considérables pour la construction d’usines de tuiles en terre cuite de la part d’investisseurs bien avisés. « Accessoirement », cela fera tourner les bureaux d’étude et les ateliers de CÉRIC ! Productivité et surtout qualité ont été les déclencheurs. C’est, rappelle Jean Mérienne, à la suite d’un échec que le U est né ! À méditer…
Chagny a servi de rampe d’essai dans les circonstances que l’on sait, Roumazières va permettre de conforter la solution. Il s’agit de tuiles « grand moule », en grand développement dans le marché de la couverture.


À Roumazières !
Dans la foulée de Chagny, la Tuilerie briqueterie française (TBF) à Roumazières est en effet la première usine à investir dans le U. Belle histoire que celle de TBF, construite sous forme de coopérative en 1907 par le curé de la paroisse avec l’argent de ses ouailles. Détruite par un incendie en 1933, elle fut rebâtie à l’initiative des Maury-Laribière qui la gouvernent. Très impliqué dans la modernisation des tuileries, Michel Maury-Laribière a présidé, dans les années 1950, l’association professionnelle pour l’accroissement de la productivité dans l’industrie des tuiles et briques. C’est donc une connaissance de Michel Rasse et de Jean Mérienne, et un interlocuteur naturel pour CÉRIC. Sa tuilerie a toujours voulu être à la pointe des évolutions. Roumazières est passée du charbon au fuel puis, en 1968, au gaz de Lacq.
En 1975, TBF initie un ambitieux plan décennal de modernisation. Celui-ci débute par la construction d’une première usine, UT7, avec cuisson en U. Celle-ci n’en est qu’à ses débuts, et la décision a fait l’objet d’une longue discussion entre Michel Maury-Laribière et Jean. De retour du restaurant le Château de Nieul, sur la route même où l’industriel sera enlevé quelques années plus tard, les deux hommes décident de s’enfermer dans le bureau du PDG et de passer en revue, l’un après l’autre, tous les facteurs et leurs conséquences. À la fin de la discussion, Michel Maury-Laribière interroge l’ingénieur : « Alors, Jean, on y va ou on n’y va pas ? » L’aventure n’est d’ailleurs pas de tout repos. En « rodage » pour la conception d’une usine en U, CÉRIC a été optimiste dans certains de ses calculs. Les coefficients de dilatation ne permettent pas le passage des wagons dans les fours, et il faut découper légèrement le pied de la paroi. La mise au point de l’usine durera plus d’un an et marquera beaucoup un jeune metteur en route, Patrick Hébrard, dont le rôle chez CÉRIC sera très important. Nous ne tarderons pas à le rencontrer.
Vient enfin le jour de l’inauguration de la nouvelle usine. Perturbé par le bruit des ventilateurs, Michel Maury-Laribière demande qu’on les éteigne. Alors qu’il est en train de parler, une déflagration gigantesque secoue l’usine. Personne n’a pensé à éteindre les gaz, normalement dispersés par la ventilation ! Soufflées par l’explosion, les portes du four ont heureusement permis d’éviter des conséquences autrement plus dramatiques. Passées ces péripéties, UT7 atteint la production à laquelle elle est destinée, soit 100 000 tonnes. UT7 est à peine opérationnelle que Michel Maury-Laribière commande déjà sa réplique. Ce sera UT8, car construite en 1980. Montée en neuf mois, elle permet à TBF d’asseoir une position dominante sur le marché français avec ses 200 000 tonnes de tuiles romanes canal à ressaut, dont le design a été réalisé en interne. Elles s’apprécient sur les marchés.

Une communication en rodage
La culture de TBF étant d’entreprendre sans arrêt, un nouveau projet éclot déjà. Il vise à modifier une vieille usine en en faisant le lieu de fabrication d’un nouveau type de produits révolutionnaires conçus par la société : des accessoires de pose à sec. Une fois n’est pas coutume, CÉRIC ne s’accorde pas avec les exigences formulées par les responsables de TBF, lesquels ont des idées très précises sur ce qu’ils attendent. Dès lors, les relations entre les deux sociétés seront empreintes de « Je t’aime, moi non plus ». TBF a-t-elle une idée ? André Jacquet, le commercial de CÉRIC, est appelé pour venir examiner de concert toutes les implications. Pour peu que CÉRIC ne se montre pas réceptif aux innovations proposées, Claude Bernard-Chabrier n’en démord pas : il trouvera ce qu’il veut ailleurs et, tant pis s’il n’a pas un four de la plus grande qualité. Il parviendra bien à ses fins ! Et ainsi de suite. Car, en toile de fond, les relations sont empreintes d’un très grand respect mutuel et fondées sur une profonde amitié. Et quelles que soient les affaires faites ou non faites, ainsi que le remarque Claude Bernard-Chabrier : « CÉRIC ne laisse jamais tomber un client. Une fois que nous avions passé un accord, il n’y avait jamais de discussions de marchands de tapis. Il fallait que ça marche vaille que vaille et on travaillait main dans la main, solidaires dans la difficulté. En cas de pépin, je savais que je pouvais compter sur eux. »

Au total, grâce à sa confiance dans CÉRIC, Michel Maury-Laribière a redonné à son usine une valeur qui s’effritait avec l’irrésistible progression de la tuile en béton. TBF vivra une période brillante. C’est une magnifique vitrine, CÉRIC ne se prive d’ailleurs pas de capitaliser sur ce succès en vendant une usine à CMPR, rival de TBF, disposant également d’un site sur Roumazières.
Et, en 1987, à l’occasion des quatre-vingts ans de la création des tuileries, l’entrepreneur limousin sera fier d’évoquer les résultats obtenus. Son discours met en relief le chemin parcouru dans une période si courte de dix ans qui, outre les Casing et les U, aura vu le développement de l’automatisation, l’arrivée de brûleurs très perfectionnés et d’autres innovations majeures que nous n’allons pas tarder à découvrir. « Avec 15 % de la production de tuiles françaises par jour, TBF produit quotidiennement l’équivalent de 130 maisons. Malgré la mécanisation, elle n’a pas baissé ses effectifs. L’extension des volumes compense les effets de l’automatisation. Et ses tuiles romanes canal losangées – roses charentaises ou émaillées – couvrent les toits de Singapour, de Floride, d’Arabie ou de Polynésie », rappelle Michel Maury-Laribière. Ces tuiles de grand format, à grand galbe, sont cuites dans des cases en U à 1 000°C dans un four CÉRIC à gaz de type Casing, long de 150 m environ et d’une largeur utile de 6 m. Le chauffage latéral se fait par brûleurs Jet CÉRIC et le pilotage par automate !


Ça bouge fortement
La suite se déroulera bientôt sous l’impulsion du président, Hervé Gastinel qui étendra les activités de Terreal en regroupant près de 30 usines en Italie, en Espagne, en Malaisie, aux États-Unis et construira l’identité de TERREAL, un des quatre acteurs majeurs sur le marché français. Il a également pour stratégie d’investir sur des produits très porteurs comme les plaques de parement et les plaquettes, dans des usines modernes. Après UT8, une petite infidélité à CÉRIC et une incursion sans succès vers la cuisson en fours à rouleaux, la société de Roumazières, à la suite du succès rencontré par les accessoires de pose à sec, se lance dans la construction d’une unité extrêmement novatrice. UD6 2 est conçue par l’équipe de Claude Bernard-Chabrier de TBF. Elle sera équipée avec tout le matériel CÉRIC, sauf pour une innovation sans doute intéressante, le VFT. Il faut interroger Nicolas Ravel, chez CÉRIC, qui a vécu l’aventure. Cette usine, malgré la multitude de produits variés en dimension et en forme est entièrement automatisée, et c’est certainement la plus belle démonstration de la compétence de CÉRIC-Automation qui est au sommet de sa forme. Des robots manipulent les produits et reconfigurent les supports en fonction des programmes de production. Michel Maury-Laribière et CÉRIC étaient loin d’imaginer arriver à une telle maîtrise lorsqu’ils lancèrent leur premier projet. Plus de quinze ans après sa mise en fonctionnement, UD6 2 reste une entité importante du groupe TERREAL.

L’aventure des H
Produire des tuiles en masse est une bonne chose. Toutefois, faute d’une planéité parfaite, les tuiliers de terre cuite demeurent dans l’incapacité de rivaliser pleinement avec le béton. Peu avant 1980, celui-ci a capté 50 % du marché. Il devient urgent de réagir. Comme d’autres, les Tuileries lyonnaises en sont conscientes. Elles décident de construire une nouvelle unité. Celle-ci est inaugurée en 1968 à Quincieux, au pied des Monts d’Or du Lyonnais, entre Saône et chemin de fer. Briqueterie à l’origine, elle est bientôt transformée à la suite d’un jeu de billard à plusieurs bandes, l’objectif étant de construire des alternatives industrielles durables. Dans la région lyonnaise, les moellons mordent beaucoup sur la brique et il faut s’organiser pour contre-attaquer. En 1975, les Tuileries lyonnaises sont reprises par la société IRB. Cette acquisition succède à la reprise par le même groupe, en 1973, de la tuilerie de Sainte-Foy l’Argentière, une véritable pépite. La qualité des argiles à tuile de Sainte-Foy est tellement réputée que le tuilier s’engagera ultérieurement sur une garantie centennale de ses produits : « 100 ans d’ingélivité ». Du jamais vu ! En peu de temps, la production de Sainte-Foy s’envole. L’usine est bientôt saturée. Ses dirigeants imaginent alors le scénario suivant : passer la production et le séchage en trois postes au lieu de deux. Certes le four de Sainte-Foy n'est pas adapté pour absorber le surcroît de production, mais cela n’arrête pas les exploitants : il suffira de transporter le surplus à Quincieux. C’est ainsi que le petit four de Quincieux est converti pour cuire des tuiles romanes. Tout va bien jusqu’au jour où… il est saturé à son tour ! « Que faire ? », s’interrogent alors les responsables. Ils ne tardent pas à trouver une astuce… Dans leur grand four, ils superposeront tuiles et briques : en bas, les premières, cuites dans des cases réfractaires et, par-dessus, les secondes cuites aussi à 1 050°, ce qui permet de diviser par deux le poids sur les rangs du bas et donc la déformation. C’est un peu de la tambouille, mais le résultat est probant et on poursuit l’expérience. D’ailleurs, le grand four cuit également des boisseaux ; très éclectique, l’usine s’adapte aisément à la fabrication de multiples produits : briques, tuiles boisseaux, entrevous ou hourdis. Dès lors, une noria de camions, rangs de tuiles séparés par de la paille, parcourt quotidiennement les quarante kilomètres qui séparent Sainte-Foy de Quincieux.
C’est alors que le groupe décide, en 1974, d’implanter une ligne ultra moderne pour l’époque, la ligne CÉRIC avec cases en U et four Casing. Celui-ci se substituera au four Keller en activité. Quasi instantanément, la tuilerie rafle le marché de deux voisines qui n’ont pas eu la même clairvoyance. Ce succès marque un point d’étape important mais le plus difficile reste à faire. Reconnu et compétitif, IRB, à l’instar de la profession, reste confronté à un défi majeur : comment produire des tuiles non déformées, planes et à moindre coût, chocs pétroliers obligent ? Un problème apparemment insurmontable si l’on sait qu’à 1 020° Celsius - température de cuisson nécessaire pour rendre la tuile ingélive - la malléabilité de l’argile induit sa déformation. Ce défaut, mineur, n’en serait peut-être pas un s’il était possible de le répéter à l’identique et à l’infini avec une garantie sur le produit fini. Malheureusement, les caractéristiques particulières de l’argile de Sainte-Foy ne permettent pas d’obtenir un tel résultat, surtout lorsque les tuiles sont galbées - à l’image des tuiles romanes. Autant dire que Quincieux se retrouve coincée dans une sorte d’entre-deux peu satisfaisant : en avance sur la plupart de ses concurrents locaux, la tuilerie reste sous les fourches caudines de la menace du béton : faute d’avoir résolu la planéité, elle ne pourra empêcher, à terme, la victoire de celui-ci. Les tuiliers lyonnais en ont bien conscience.
N’étant pas du genre à baisser les bras, ils parient de vaincre le signe indien et se lancent dans un défi audacieux et ambitieux. Faisant appel à une société spécialisée, Sphinx Refractories, ils lui fixent comme objectif de réaliser des supports réfractaires unitaires. Leur raisonnement est le suivant : en cuisant la tuile sur un tel support indéformable, ils transformeront le défaut de déformation en atout : la tuile malléable épousera la forme du support. Le résultat est à la hauteur des attentes. Deux brevets sont déposés, l’un sur la technologie de cuisson par IRB, l’autre sur le support par Sphinx Refractories.

Économiser l’énergie
Outre la planéité, les nouveaux supports permettent d’escompter la réalisation de gains considérables d’énergie, ce qui, à l’époque, est indispensable. En 1975, à la suite du premier choc pétrolier, les pouvoirs publics ont exigé des industriels qu’ils présentent rapidement des actions pour diminuer leur consommation. Enjeu stratégique, cette réduction de la consommation est également un vecteur de communication. Des sociétés allemandes ne s’y trompent pas et vantent la lutte contre la crise de l’énergie dans toutes leurs publicités. Dans les faits, des projets de recherche, à l’instar de celui mené par ITB, sont soutenus par des organismes gouvernementaux. Cuire les tuiles sur des supports unitaires peut, en théorie, être réalisé dans un temps bien moindre que la cuisson des cases en U. Il reste à trouver le fournisseur capable de procurer le four qui donnera la pleine mesure de l’innovation réalisée. C’est là que CÉRIC intervient. Pour la société, la mise au point de solutions permettant de réduire les dépenses énergétiques est un marqueur intégré dans tous les développements présents et futurs.

L’Hydrocasing, arme de la conquête
Les dirigeants d’IRB vont voir CÉRIC et lui soumettent le projet de construire un four. Michel Rasse était sceptique. Connaissant les argiles, il n’y croyait que pour Quincieux et une autre usine d’IRB, la tuilerie Jacob de Commenailles. Toutefois, il faut rendre hommage à son caractère visionnaire, il n’a pas hésité longtemps. Non seulement il dit : « On y va » mais, en plus, il déclare : « Si notre four ne fait pas la moitié de la production prévue, je vous en construis un autre gratuitement ! » Sachant que les taux de rebut risquaient d’être très conséquents, c’était une sacrée prise de risque. En parallèle, IRB travaille pour les manutentions avec M. Paté et son équipe de CÉRIC-Automation. « Tout le monde se passionne pour cette histoire de H », témoigne l’un des participants à l’aventure. Une partie de l’âme de CÉRIC se lit dans la réponse faite par Michel Rasse à IRB. Elle dit toute la détermination, l’intrépidité et la confiance des fondateurs de CÉRIC dans leur capacité à innover. Car, si c’est de là que découle le four Hydrocasing, sa mise au point a été tout sauf simple. Comme l’avait peut-être pressenti Michel Rasse, la genèse a été à la hauteur de ce que serait le résultat.
Pendant deux mois, le premier four a sorti 100 % de déchets. La casse des tuiles était provoquée par leur refroidissement trop rapide. Au point Quartz de refroidissement, les tuiles passaient trop vite, d’où la fêle de refroidissement. Jours et nuits, les équipes planchaient pour trouver une solution. C’est dans cette effervescence qu’a été défini et précisé par CÉRIC ce qu’on a appelé le diamètre hydraulique. Les céramistes, thermiciens et autres spécialistes l’ont spécifié à 12 millimètres. Mais alors, au lieu de 20 supports H en hauteur, il n’en tenait plus que 16. Pour compenser la diminution du volume de production, un travail d’orfèvre a été effectué sur chaque élément. Beaucoup d’autres innovations et améliorations ont été apportées. Vogue alors le four Hydrocasing avec sa conception avant-gardiste : en sus des trois parois étanches, CÉRIC a ajouté une quatrième paroi sous les wagonnets, en l’occurrence un joint liquide. Les wagons traversent de fait une piscine close sur toute la longueur du four. Plus prosaïquement, comme l’expriment alors les intervenants, on cuit les tuiles dans une piscine ! Le temps de cuisson passe à huit heures, une division par plus de trois. Et… avec la cuisson en H, on peut réaliser très facilement des tuiles de grande dimension, de toutes les formes et de toutes les couleurs !
IRB détient l’arme rêvée. La société développe alors la plus grande tuile de terre cuite en France, la Delta 10, un peu plus grande au mètre carré que la 10 réalisée en béton. Facile à poser, elle permet de lancer la reconquête de marchés. Comme le conclut l’un des protagonistes d’IRB : « L’aventure a été réalisée "en famille". C’est avec des amis, des proches qu’a été lancée une nouvelle tuile sur un nouveau marché. » Le process reste un peu plus cher que le béton certes, mais la terre cuite présente des avantages esthétiques et techniques intemporels qui assurent sa reconquête. À terme, de 50 % de parts du marché pour le béton en courbe en pleine ascension, on sera passé en France, dans les années 2000, à 87 % pour la terre cuite. La quasi-totalité des tuileries auront été construites par CÉRIC, comme ce sera d’ailleurs le cas dans une très grande partie du monde.
La cuisson en H et l’Hydrocasing permettront en outre d’ouvrir à CÉRIC le chemin du marché allemand. Là encore, CÉRIC prendra la place la plus importante grâce à l’association d’hommes de talent et surtout de ces innovations fondamentales. À cet égard, il faut dire quelques mots d’autres évolutions qui bouleversent au même moment la profession en lui donnant les instruments d’une compétitivité accrue.


La première usine informatisée
1985, au bord du canal du Midi. La scène se déroule dans la tuilerie de Segala de Guiraud. Son directeur aimerait bien profiter de certaines fins de semaine mais cela est impossible car il lui faut être sur place : la production ne s’arrête jamais. Il s’entretient de ce désagrément avec Jean Mérienne. Celui-ci aurait-il une idée ? Jean en a une, celle d’aller en discuter avec Patrick Hébrard. Ingénieur céramiste de l’École de Sèvres, ce passionné d’informatique a intégré CÉRIC dès la sortie de son école. Ce n’est pas compliqué : Michel Rasse venait lui-même « y faire son marché » pour embaucher les premiers des promotions.
Patrick Hébrard a suivi ce que l’on pourrait qualifier de parcours d’intégration des jeunes embauchés CÉRIC. Metteurs au point, ceux-ci, dans un contexte de croissance tous azimuts, se retrouvent en général très rapidement seuls sur le terrain. C’est, à la lettre, un véritable baptême du feu. Celui de Patrick Hébrard a lieu à Almansa en Espagne, où il est en butte aux pires difficultés avec un taux de casse dantesque - ce que l’on ne casse pas dans le séchoir, on le casse dans le four. Pas de problème, CÉRIC a l’homme de la situation, le chef du service mise en route et mise au point, M. Mathieu, un des quatre premiers embauchés par la société. Travaillant aux côtés du chef du service chantiers, Ernest Tullio, Mathieu est adoré par les équipes. Il arrive décontracté, règle les séchoirs et les fours. C’est à ses côtés que l’on comprend véritablement le métier. D’Almansa, Patrick Hébrard est envoyé à Tolède et Madrid dans deux grosses briqueteries mises en route avec les séchoirs rapides à balancelles ; puis d’Espagne, on le retrouve au Portugal peu après la révolution des Œillets, en pleine effervescence pour participer à la mise en route de Luso Ceram. Viennent ensuite les fours en U de Roumazières ; à nouveau, il lui faut essuyer les plâtres ; puis c’est le Sud-Ouest, Gélis à Colomiers. Enfin, Patrick est appelé à Ségala.
Jean Mérienne lui met le défi entre les mains : il faut parvenir à une usine entièrement pilotée par automate, sans intervention humaine. Relativement aux innombrables armoires de relais préexistantes au début des années 1980, beaucoup de choses sont déjà en place, à commencer par des automates permettant de piloter « les relayages ». Ces derniers se sont substitués à des systèmes électromécaniques. Avoir un ordinateur pilotant l’ensemble des automates constitue un challenge à la hauteur de la passion de Patrick Hébrard. À peu près au moment où l’on met en place les H et les Hydrocasing - mais dans un tout autre registre - l’usine de Ségala sera en 1985 la première à disposer de ce système où les automates sont pilotés par ordinateur. Pour y parvenir, CÉRIC a d’ailleurs fait appel à une entreprise locale, implantée à Castres en l’occurrence. C’est le début d’un mouvement appelé à se généraliser rapidement. En interne, ce succès préside à la création d’un nouveau département, CÉRIC System. Sous la direction de Patrick Hébrard, elle sera motrice dans le développement des process informatiques qui deviendront de plus en plus pointus. Informatisation, manutentions automatiques et fours en H : pour être complet, il faut ajouter les robots. Réalisés par un ancien d’IRB, M. Launoy, qui travaille dans une société nommée Serpac, les premiers robots sont opérationnels sur la ligne UH6 de Quincieux montée par CÉRIC. Il s’agit de quatre petits robots faisant des paquets de tuiles, en bouts de lignes. Deux ans plus tard, CÉRIC a repris le flambeau et les robots pour une autre unité d’Imérys, celle de Saint-Germer. Peu à peu, CÉRIC pénètre tous les territoires et tous les produits, tuiles, briques creuses mais également briques de parement.

Les briques de Vaugirard
Des tuiliers, les briquetiers disent que c’est la noblesse de la profession. Cet adage se transmet de génération en génération. Petit-fils d’un de ces briquetiers belges qui travaillait à la saison avant de poser, en Île-de-France, les fondations d’une très belle aventure industrielle, Jean Bohy y pense fortement dans les années 1970. Les nouvelles normes d’isolation viennent en effet contrarier l’avenir des briques creuses et, par conséquent, celui de sa belle usine d’Ollainville. Ce n’est pas faute d’avoir investi ! En 1966, le site d’Ollainville était l’un des sites les plus modernes d’Europe. C’était également la toute première fois que CÉRIC réalisait toute l’ingénierie d’une usine. Entièrement automatisée, disposant de tous les équipements, Ollainville pouvait rivaliser avec le parpaing. Les économies d’énergie induites par les équipements développés par CÉRIC ont même permis d’absorber la hausse exponentielle des coûts d’énergie. Toutefois, maintenant qu’il faut ajouter un isolant à la brique, l’équation se complique. Certes, au niveau national, le développement des briques rectifiées vient à point nommé pour offrir des gages en matière d’isolation. Pourtant, à la différence d’autres pays où la brique creuse joue pleinement son rôle dans la construction, la France reste à la traîne. Le président du CFCB, l’exprime très simplement à Jean Bohy : « Vos nouveaux produits sont très bien mais, au montage, vous ne triompherez jamais du béton banché car il est beaucoup plus économe en main-d’œuvre. » Qu’on se le tienne pour dit ! Jean Bohy reste songeur... Pourquoi ne pas se lancer dans la tuile ? Mais un partenariat imaginé avec une grande entreprise tuilière ne donne pas satisfaction, cette dernière se révélant défaillante. L’industriel emprunte alors la voie de la brique de parement. Après tout, Ollainville n’est-elle pas à un jet de pierre du fameux bassin argileux, celui dont l’exploitation a vu éclore en 1868 la fameuse brique de Vaugirard inventée par Jacques Richard qui possédait une usine au Kremlin-Bicêtre ? C’est une terre étonnante, un festival d’argiles pleines et multiples - oxyde de titane pour le jaune, de fer pour le rouge, et d’aluminium. Habillant les murs des habitations de qualité, la brique de Vaugirard a été un marqueur de l’Île-de-France au cours des années 1930. En 1978, mettant à profit le désir d’industriels belges d’investir dans la brique de parement, Ollainville entame sa mue. C’est la genèse d’une aventure ambitieuse, menée en profonde collaboration et amitié avec CÉRIC. En 1987, COFRAC, un groupement financier capable de mobiliser des ressources financières importantes, est créé. Dès 1988, la Briqueterie de Vaugirard, qui vient de s’implanter à Angervilliers, aux portes d’Ollainville, est reprise par la COFRAC : il est impensable de laisser prospérer à ses portes une rivale aussi prestigieuse capable de produire à elle seule 8 % des 600 000 tonnes de briques de parement françaises ! Imaginé vers 1900, le V frappant le chant de chaque brique crue est un label de prestige et l’oriflamme d’une grande qualité. La technicité des équipements conçus par CÉRIC est ici remarquable. Elle peut assurer les effets flammés et les nuances propres à ce type de briques, ce qui requiert une maîtrise parfaite de tous les paramètres de température. Afin de varier les surfaces de contact, les empilages sont manuels et volontairement irréguliers. Les briques de parement sont la base de la construction dans de très nombreuses parties du monde. CÉRIC a fait la preuve de sa capacité à proposer des solutions.


Les tuileries de Lantenne
C’est dans l’Est, à Belfort, que Hartmann a mis au point les fours que nous connaissons. Mais c’est également la patrie de fours développés en 1934 par l’ingénieur des Arts et Métiers, Albert Migeon, dans sa propre tuilerie située à Lantenne dans le Doubs, non loin de Dôle. En 1963, l’inventeur décide de construire une nouvelle usine au Franois et la débute avec un séchoir Univelox et un four de son invention. Séchoirs artificiels au-dessus, four Migeon en-dessous, la Tuilerie Migeon est, à l’Est, ce que sont les Tuileries de Marseille au Sud. L’argile exceptionnelle favorise la résistance des tuiles à la gélivité. Albert Migeon est un entrepreneur et un bâtisseur. Dans les années 1960, il construit lui-même sur plan un four tunnel qu’il accole à un séchoir rapide à balancelles. Le lien avec CÉRIC est doublement noué : le frère d’André Vegnaduzzo occupe un poste à responsabilité dans la tuilerie. De fil en aiguille, Alain et Philippe Lafaurie poursuivent le développement. La nécessité de ramener des capitaux extérieurs a été à l’origine de l’entrée du groupe Laufon puis, ultérieurement, de Koramic. Du Casing à l’Hydrocasing, la tuilerie ne cesse de se moderniser. L’UL5, implantée en 2006 avec four Hydrocasing, est en son temps la plus performante d’Europe. Elle peut produire 18 millions de tuiles grands moules ou 30 millions de tuiles de 10 au mètre carré. Migeon exporte alors jusqu’en Suisse, pourtant le fief d’un autre client et ami de CÉRIC, le groupe Morandi. Pour la petite histoire, la première commande passée par Morandi à CÉRIC a d’ailleurs été épique : « Êtes-vous prêt à vous retrouver face à face ? », a demandé M. Morandi à Jean Mérienne et à Lingl ? Aucun ne s’est dégonflé et, dans la vaste salle de réunion, chacun a exposé ses arguments. Lorsque M. Morandi est revenu, il a désigné CÉRIC. En attendant, dans l’Est, le groupe Laufon-Migeon joue le même rôle que Quincieux dans le Lyonnais, Roumazières dans le Sud-Ouest, et les liens amicaux et confiants sont aussi importants qu’avec les familles multiples et attachantes de la profession. Une profession marquée par de nouveaux bouleversements majeurs et l’irruption de très grands groupes.

Le chemin de Koramic
Koramic est symptomatique du dilemme qui traverse les entreprises dans les années 1980. D’un côté, les familles immémoriales ; de l’autre, des investisseurs attirés par une profession en mutation, des marchés potentiels, à l’écoute des innovations, en quête de rentabilité : pour eux, investir c’est gagner. C’est ce que leur propose CÉRIC avec ses structures légères, modulaires, ses fours dont les éléments peuvent être pré-assemblés comme on le fait pour le béton, avant d’être achevés sur sites. C’est ce que perçoit Christian Dumolin, l’homme de Koramic. La technologie a toujours été au cœur des évolutions et des problèmes de ce groupe créé par son grand-père en 1883. Pionnier en Belgique pour avoir investi dans la tuile mécanique mise au point par Gilardoni, Koramic a tout d’abord connu un essor remarquable. Cinq sociétés, des bureaux partout dans le monde, cent millions de tuiles fabriquées et vendues par an : c’est le bilan des années 1920/1930, de ce qui est alors le premier groupe tuilier belge, le Comptoir tuilier de Courtrai. Sous les marques Pottelberg et Sterreberg, les tuiles à emboîtement, rouges et vernissées, sont universellement connues. La suite est à l’aune de ce que nous avons déjà rencontré dans notre récit : l’après-guerre et les années 1960 sonnent l’avènement du béton et du fibrociment, et précipitent inéluctablement la tuile vers une retraite qui semble définitive.
Vers 1980, la mise au point de l’Hydrocasing à Quincieux offre une alternative crédible. Alors que très peu y croient encore, et avec des équipes remarquables Christian Dumolin reprend une tuilerie en difficulté à Narvik et y investit dans l’Hydrocasing. C’est le premier four de ce type en Hollande et le point de départ d’une belle aventure industrielle. Koramic Redland Bricks deviendra le premier opérateur de briques sur les marchés hollandais, belge, britannique et allemand. En parallèle, Koramic aura repris de très nombreuses affaires. Les liens noués à l’origine entre tuiliers licenciés Rector contribueront à façonner le visage du groupe. La dernière grande opération sera l’apport au groupe autrichien Wienerberger de toutes les tuileries et briqueteries de Koramic qui se retirera de ce marché pour vivre d’autres aventures. De là, Wienerberger - déjà leader dans la brique - deviendra l’un des deux plus importants européens dans la tuile.

La profession se restructure
Les opérations menées par Koramic s’inscrivent dans un mouvement de concentration qui se poursuit encore aujourd’hui à l’échelle mondiale. En rendant possible le lancement de la tuile grand moule en réponse au béton, l’Hydrocasing et la cuisson en H ont déclenché une vague d’investissements majeurs. La reprise d’IRB par Imérys dès 1986 - soit un an après la mise au point du premier four - préfigurait déjà les bouleversements à venir. Pour la première fois quelqu’un qui n’est pas du métier - Imérys vient des matières premières – s’était invité au festin. En une quinzaine d’années, tous les tuiliers et briquetiers familiaux encore en activité seront absorbés par des groupes puissants. C’est qu’avec l’explosion du marché de la tuile en terre cuite, les enchères ont sensiblement monté. Au final, ne resteront en France que cinq opérateurs majeurs, soit Imerys, Terreal, Monier et Bouyer-Leroux et Wienerberger. Vénérable doyen dont la naissance remonte à 1819, ce dernier, déjà puissant en Autriche et en Allemagne est également une société très innovante à qui la profession doit l’invention de la brique Monomur en 1976, celle de la Vauban droite, première tuile à pureau plat en 1984 et bien d’autres procédés encore... En 1995, la reprise de Sturm puis, ultérieurement, l’entrée de toutes les usines de Koramic positionnent fortement le géant en France. Pour son président actuel, Herr Scheuch, ces opérations ont permis la rencontre entre deux cultures traditionnellement rivales et quelquefois antagonistes. Deux hommes feront le lien et « passeront les plats ». Le premier est Christian Dumolin. Actionnaire de Wienerberger, il est le vecteur d’une communication réussie et fait entrer cette culture chez l’Autrichien, à tel point qu’aujourd’hui un membre du conseil de surveillance de Wienerberger est français. L’autre est Jean Mérienne avec lequel se crée encore une fois une relation extra-professionnelle, amicale et respectueuse. De ces deux hommes, Herr Scheuch dit qu’ils ont été ses « pères spirituels » pour leur maîtrise et leur connaissance si pointue de l’industrie et de tous ses acteurs. La rencontre a contribué à faire de Wienerberger un groupe à l’esprit plus large, véritablement international.

Un autre acteur majeur de la concentration est le champion français Saint-Gobain. Il intervient dans la genèse de deux des grands protagonistes actuels, Monier et Terreal. Le groupe est présent de longue date sur le marché puisque, par exemple, en 1983, la reprise par une de ses filiales de Redland France a donné lieu à un joint-venture avec Redland Grande-Bretagne avec, en partage, la Société européenne de tuileries. Cet épisode est précurseur de toute une série de dénouements qui mèneront progressivement à Monier. La complexité des opérations est telle que nous nous bornons ici à l’esquisser. À l’origine de Redland dans les années 1960, Monier se retrouvera in fine reprendre la branche couverture de Lafarge, lequel avait entre-temps repris, en 1997, Redland Angleterre.

Saint-Gobain est aussi à l’origine de la constitution d’un autre géant, Terreal, au départ un nom de marque. En 1996, le cimentier français prend en effet possession de Poliet, lui-même repreneur en 1990 de Lambert-Frères (groupe Chagny). Dans un second temps, en 2000, la fusion de TBL (groupe Guiraud), et de TBF (Roumazières) permettra, sous l’égide d’Hervé Gastinel, la création de Terreal et le désengagement de Saint-Gobain en 2003 qui conduira le groupe vers un actionnariat financier, aujourd’hui LBO France.

Nous avons par ailleurs déjà évoqué la montée en puissance d’Imérys (ex-Imétal) qui, après avoir repris Huguenot-Fénal (Gilardoni de Pargny-sur-Saulx, Saint-Germer-de-Fly, Wardrecques et Phalempin) y ajouta IRB (groupe Quincieux, Tuileries Jacob…) et, en 1989, GPS, constitué autour de Gélis.
Enfin Boyer-Leroux reprendra donc en 2013 les briqueteries d’Imérys, via Imérys-Structure. La boucle est bouclée… pour le moment.

Les plâtriers Lambert
Dans ce mouvement de fond qui a vu disparaître des dizaines d’usines, l’imbrication entre les matériaux de construction a été constante. Ciments, granulats, béton, terre cuite se croisent dans les stratégies des uns et des autres. Rappelons à ce propos que Lambert Frères et Saint-Gobain étaient alliés dans la création de Placoplatre. L’occasion de dire un mot de ces plâtriers Lambert qui, vêtus de la salopette et de la casquette blanche, « mettaient en œuvre le plâtre sous toutes ses formes, projeté, taloché ou monté en carreaux de plâtre ». Lambert ne croit finalement pas à l’avenir de la plaque de plâtre et cède l’activité à Poliet. Erreur de vue car, depuis, la marque Placoplatre est devenue un produit phare de Saint-Gobain. Mais c’est l’occasion pour nous de préciser que ces croisements entre les matériaux de construction et ce tourbillon général est au cœur de l’histoire de CÉRIC. En une vingtaine d'années, la société apprend à évoluer dans un contexte très différent, marqué par une réduction du nombre d’interlocuteurs, une conduite des projets menée à grande échelle. Elle en a été une des instigatrices. Parallèlement, CÉRIC, qui se lance également dans une véritable politique de groupe, diversifiera ses produits et investira les marchés des autres matériaux de construction. Certains beaux succès seront obtenus, notamment dans le plâtre. Ils ne font pas l’objet du présent ouvrage, à la différence de la croissance internationale de l’entreprise.

Un Flamand aux commandes

Lorsqu’André Vandermaelen, l’ancien de Four industriel belge, s’attaque à la conquête des marchés d’Europe du Nord pour CÉRIC, peu croient en ses chances, tout particulièrement en ce qui concerne l’Allemagne. D’ailleurs Michel Rasse ne l’a guère encouragé. André étant le quatrième ou le cinquième à essayer de vendre les fours CÉRIC, le co-fondateur de la société lui a froidement laissé entendre qu’il n’y arriverait pas. Est-ce de sa part un jeu ? Michel Rasse porte en lui une réserve distante, une forme de détachement souverain face aux entreprises proposées par ses ingénieurs les plus talentueux. À les entendre, il n’est guère concerné et encore plus rarement enthousiaste. Pourtant, à l’arrivée, le résultat est souvent excellent. Qu’en penser ? C’est un autre chapitre…
Sur les raisons qui ont amené André Vandermaelen à rejoindre la société d’ingénierie française, elles procèdent comme souvent d’une combinaison de hasards et de rencontres. Après FIB, André Vandermaelen a intégré Dutreux Céramique, un concurrent de CÉRIC installé à Baisieux dans le Nord. Le président de cette société, Michel Dutreux, un homme du Nord solide et courageux, est très entreprenant. Il a développé une entreprise d’une certaine importance dans les fours de qualité. Mais sa spécialisation ne lui permet pas de résister à la concurrence des sociétés d’ingénieries proposant des projets d’usines complètes. Son absorption par CÉRIC se produit vers la fin des années 1970.
Dans un second temps, CÉRIC transférera sur place :
l’activité d’un atelier de fabrication des châssis de wagons ;
la fabrication des brûleurs qui équipent tous les fours CÉRIC ainsi que les équipements des fours dont la société assure la modernisation.
En ajoutant tous les accessoires - panneaux d’alimentation et sécurité, robinetteries, tuyauteries, etc., et toutes les installations en usine - cette entité prendra une position technique très conséquente. C’est à Baizieux que Philippe Hatton et ses ingénieurs, dont le sérieux et compétent Giovanni Zamparo, se « brûleront les doigts » à concevoir et essayer ce matériel thermique, si essentiel à la performance des fours. Ce sera la genèse de la filiale Hallumeca.
De son côté, Michel Dutreux restera aux côtés des associés de CÉRIC. Son entregent et ses relations leur ouvriront les portes de pays d’Afrique tel le Nigéria, de Cuba et, surtout, de l’immense marché russe. Son souhait de se développer sur d’autres secteurs architecturaux en particulier, et d’autres beaucoup plus conséquents, l’amènera à quitter CÉRIC où son départ sera très regretté. Il était au cœur de la magnifique et inoubliable aventure de la réalisation en URSS des deux premières très grosses usines, celles de Moscou et de Minsk, dans ce contexte si singulier et impressionnant de l’ère soviétique.
En attendant, André Vandermaelen vient s’enquérir auprès du nouveau propriétaire de Dutreux Céramique de ses intentions en ce qui le concerne. Entre Jean Mérienne et lui, le courant passe. Ils appartiennent à cette même grande famille des fils de paysans qui vivent la terre cuite avec passion et intuition : André a grandi dans une ferme qui pratiquait l’élevage et la culture de plantes médicinales, très en vogue à l’époque. Jean Mérienne l’envoie alors prospecter les marchés du Nord.
Pénétrer le marché batave suppose une ligne de conduite contrôlée. Il faut susciter les conditions de la confiance et ne brûler aucune étape, à commencer par la première : être adopté par les associations techniques et représentantes des utilisateurs… Sans leur aval ou leur recommandation, rien à espérer…
Le représentant de CÉRIC a confiance dans le four CÉRIC dont les qualités dépassent largement celles des rivaux Lingl, Keller ou Walter- un troisième larron germanique bien implanté dans le pays. Mais il sait qu’il ne pourra passer seul. Pour vaincre la méfiance, il faut créer un environnement familier de nature à rassurer les prospects. La solution passe par une alliance avec des partenaires et sous-traitants locaux et réputés. Chef d’un orchestre aux accents flamands, CÉRIC pourra faire entendre sa propre musique et les marges seront préservées. Des visites sont organisées à Roumazières ou Sainte-Foy pour découvrir les nouvelles technologies. Un premier briquetier signe. La Hollande est conquise. Après la Hollande, CÉRIC tisse sa toile au Royaume-Uni en y implantant un four Hydrocasing.

La route de l’Allemagne

Pour Ceric, s’implanter en Allemagne coule de source. Bien sûr la réputation de qualité de la technologie industrielle et de construction des machines allemandes est indéniable dans le monde entier. De ce fait, le pays se suffit à lui-même et les industriels ne vont chercher ailleurs que pour y trouver mieux. Comment être acteur sur ce marché, sinon être meilleur encore et aller de l’avant ? Une philosophie toute paysanne. C’est celle de CÉRIC et d’André Vandermaelen. La société française d’ingénierie a conçu une technologie qui redonne la vie aux tuiliers en train de s’écrouler face aux tuiles béton. Ici, celles-ci ont conquis jusqu’à 75 % du marché de la couverture. C’est dire encore une fois combien les industriels de la tuile en terre cuite sont inquiets. Malgré tout, avant le succès, il faut se faire adopter. Ce sera le grand mérite d’André Vandermaelen. Ce dernier est confiant : la technologie Hydrocasing est supérieure à celle de tous ses concurrents. En outre, pour les tuiles émaillées de très belle qualité qui y sont fabriquées, elle élimine le petit point de contact qui restait encore à la suite des autres modes de cuisson.
Des relations d’amitié se nouent avec le propriétaire de Meyer-Holsen, M. Bethke. Le courant fait mieux que passer. André Vandermaelen a des valeurs et des principes, dont l’un est fondamental : « Je ne vends jamais quelque chose que je n’achèterais pas moi-même. » Une autre valeur est la fidélité à la société qui l’a embauché. L’Allemand est aussi sensible aux principes rigoureux. Outrepassant l’avis de son directeur technique, M. Bethke est tenté. Il possède un bon séchoir mais a besoin d’un four. Il se rend à Quincieux pour voir l’Hydrocasing. D’autres moments sont partagés dans les terres de Bourgogne autour de mets fins et grands crus et, un jour, rendez-vous est pris chez lui avec MM Mérienne, Vandermaelen et Paté. La conversation se passe dans son grand bureau. Des questions sont posées et les réponses apportées. « Fort bien », acquiesce M. Bethke à la suite d’un dernier échange. Il mande alors sa secrétaire et lui enjoint d’apporter du champagne. Tout le monde trinque sans qu’aucun aspect contractuel n’ait été évoqué. Mais lorsqu’il raccompagne ses visiteurs, M. Bethke se montre très satisfait : il veut juste savoir quand il aura son four. Dans l’histoire de CÉRIC - liée à la culture de l’époque - énormément de contrats seront signés par une poignée de main. Cela suffit. À la sortie du bureau, le premier four de CÉRIC, un Hydrocasing, a été vendu en Allemagne. Une fois encore, un sous-traitant local est intégré dans le dispositif. La digue étant rompue, le barrage est sur le point de céder.

En Bavière
Le Sud de l’Allemagne est le royaume des tuiles Biber. À Roggden (dans les environs de Wertingen), la tuilerie Berchtold & Ott Gmbh lance un grand projet pour la construction d’une ligne de Biber. Lingl et Keller sont là. CÉRIC est également invitée : jusqu’alors le Français s’est cassé les dents dans d’autres tuileries de la famille, toutes équipées avec la technologie des U. Mais cette fois-ci, CÉRIC a dans sa main l’atout du H et de l’Hydrocasing. André Vandermaelen le sait. Tandis que ses grands concurrents débarquent en nombre, il se présente seul devant M. Berchtold et lui propose une cuisson en H en douze heures, au lieu de quarante-huit avec le U. M. Berchtold s’emporte : « Si je ne vous connaissais pas, je vous mettrais à la porte. Venir ici et oser me raconter de telles sornettes ! » Mais le commercial n’en démord pas. Il invite les Allemands à se rendre avec des tuiles sèches à Sainte-Foy pour les cuire dans l’Hydrocasing. Le scepticisme redouble : « Comment ? Repasser des tuiles sèches dans un séchoir, c’est le comble de la sottise ! Avec Lingl et Keller, au moins, nous ne perdons pas notre temps - ils connaissent notre argile ! ». Pourtant, deux jours après, MM. Berchtold appellent : « L’invitation tient-elle toujours et CÉRIC reste-t-il sur cette proposition farfelue d’une cuisson en douze heures ? » Ayant obtenu une réponse positive, ces messieurs font le voyage. Sur place, on procède à l’essai qui, on s’en doute, réussit. Pour en avoir le cœur vraiment net, les Berchtold envoient la Biber sortie du four de Quincieux à l’institut d’Essen où ils lui font passer 1 000 cycles de gel/dégel - au lieu de deux ou trois cents préconisés. Rien ne bouge. La technologie CÉRIC est validée. Malgré cela, les Allemands semblent un peu tracassés. Ils s’en ouvrent à l’agent de CÉRIC : « Comment s’assurer que la société ne va pas disparaître - une firme allemande, on aurait confiance, mais un Français, il peut certes être brillant, mais rien ne garantit sa fiabilité, nicht wahr ? » Rien n’y fait : pour que la victoire soit totale, il faut être un peu allemand. C’est la genèse de la création de CÉRIC Allemagne. Alors les Berchtold passent commande d’une solution mixte - manutention produits Keller, et four complet, régulation et manutentions wagons : CÉRIC. Leurs voisins se montrent un peu jaloux. Le Dr Brunner, président du conseil d'administration des entreprises Erlus, déclare que « pouvoir avoir une unité CÉRIC est du dernier chic » !
Les commandes se concrétisent. Bientôt M. Bethke passe une seconde commande, avec toujours une touche personnelle : « Vous ferez le prix plus tard », dit-il. Sur place, CÉRIC coopère avec d’autres sociétés pour les manutentions. Qu’importe, le cœur est bien de CÉRIC. In fine, pour consolider la position, Recknagel devient une véritable société sous le nom de NovoCÉRIC. Celle-ci, il faut le souligner, n’aurait pu voir le jour sans l’empathie d’André Vandermaelen. Elle seule a permis d’emporter l’adhésion des Allemands d’ordinaire si regardants avec les sociétés françaises. Mais, une fois accordée, cette confiance n’a jamais été remise en question. Plus de trente ans après, André Vandermaelen et les barons de l’industrie allemande ne laissent jamais passer un Nouvel An sans s’appeler ou se revoir.

En Espagne !
L’histoire de CÉRIC s’enchevêtre avec celle de l’Espagne. Dissocier les deux serait faire une grossière erreur. Dans les années 2000, le groupe CÉRIC et ses filiales assumeront entre 60 et 70 % du marché des modernisations ou des unités nouvelles – tuileries et briqueteries.
En se replongeant dans les années 1960, la situation respective de l’Espagne et de la France était la suivante  7 000 000 de tonnes de produits avec une grosse position du béton en France ; 20 000 000 de tonnes et une culture presqu’exclusive de la terre cuite sous toute ses formes, briques murs et cloisons, planchers et briques de parement en Espagne avec, en outre, 10 % d’habitants en moins. Il suffit d’ailleurs de se promener autour de Madrid, de Tolède et dans toutes les régions, de regarder les maisons, les immeubles d’habitation, les bureaux ou les bâtiments du secteur tertiaire pour s’en apercevoir. Certes une grande partie des toits est en terrasse et échappe donc à cette culture universelle. Toutefois, la part de tuiles pressées et de tuiles canal est significative. En Espagne, CÉRIC réalisera d’ailleurs les usines du monde les plus performantes pour ces types de tuiles chez deux fabricants gestionnaires très brillants, La Oliva et Tylmessa.

Un marché qui se structure
Le marché espagnol étant trois fois supérieur à celui de la France, plusieurs constructeurs y sont solidement installés, à commencer par le plus important, la société Agemac. Celle-ci a la même structure que CÉRIC. Elle construit des usines en Espagne bien sûr, mais aussi dans l’immense marché de langue espagnole, voire dans le monde entier. À la direction technique d’Agemac règnent deux hommes de grande qualité, MM. Gargaillo et Pain. Or des problèmes de mésentente entre les actionnaires dirigeants entraînent un dépôt de bilan. Pour ces deux acteurs, il n’est pas concevable d’abandonner leurs compétences et de quitter la profession. Ils s’ouvrent de leur projet auprès de Guy Calero, l’homme de CÉRIC en Espagne1. Cette conversation déclenche la machine à regrouper de CÉRIC qui prend 60 % de la société. La collaboration s’avère exemplaire. Elle se caractérise par une confiance absolue entre les partenaires. Guy Calero et Jean Mérienne prennent seuls les affaires en main. Josep Pain viendra à Paris quelque temps afin de s’imprégner de l’esprit maison et des technologies. Le marché espagnol de la construction devient très organisé. Après la faillite puis la reprise d’Agemac, les clients ont le choix entre un partenaire catalan, Equipceramic, un allemand Keller, et un français, CÉRIC. En plus de ces trois acteurs internationaux puissants, il faut citer un atelier de machines plus petites mais disposant d’un matériel convenable et Lingl, bien implanté au travers d’un partenaire solide et disposant également d’un bon atelier pour assurer une assistance efficace. Enfin, viendra MAIC qui sera concurrent et partenaire à la fois, s’impliquant beaucoup dans le Maroc et les petites usines. En attendant, la structuration du marché entre les trois principaux protagonistes fait le lit de CÉRIC. Elle suppose une politique fondée sur beaucoup de soin et de perspicacité dans les relations et les arbitrages.

Le bureau de Madrid – quelques clients espagnols
Quelques incursions ont donné une idée de ce qu’était l’Espagne. En 1960, le pays commence à sortir de dizaines d’années de blocage économique. Il y a la douane, les papiers, des routes très difficiles. Bernard Dauphin sera le premier interlocuteur responsable de ce pays. Cette approche change lorsqu’une solution se présente en la personne de Guy Calero. Italien d’origine, il connaît l’Espagne à travers ses déplacements professionnels. Le courant passe. C’est le début d’une collaboration intime et d’une immense amitié. Guy devient la voix locale de la société. Et quelle voix ! Parmi les grands acteurs de CÉRIC, cet homme compétent et disponible, bien sûr estimé, est aussi particulièrement aimé de tous, clients et collègues. Il ouvre un bureau à Madrid afin d’être plus opérationnel pour démarcher ce pays organisé dans son pourtour. On ne peut citer ici tout le monde. Mais parcourons en compagnie de Guy et Jean l’Espagne pour croiser usines et clients. Voici, les Malpessa. Leur société est une des plus réputées pour ses produits de parement. CÉRIC y a construit un four pour les briques fabriquées à sec. Évoquons encore Tolède, un des plus grands centres de production d’Europe - sinon le plus grand. Quatre ou cinq groupes exploitants six ou sept usines chacun, pour les plus importants d’entre eux, y sont implantés. À la Oliva, CÉRIC a construit, nous l’avons dit, la plus importante usine de tuiles canal. Elle est gérée au cordeau, avec une autorité militaire par Pépé Ortiz, une des grandes personnalités de la profession. Nous retrouvons également par ici le groupe Mazzarone où CÉRIC se trouve à intervenir au début des années 2000 après avoir repris Keller. CÉRIC conçoit également une superbe tuilerie, première unité de tuiles pressées en terre cuite chez Uralita dès 1980. Urilata fera par la suite l’acquisition de Lusoceram, site le plus important du Portugal à cette époque. La région a une histoire tellement importante ! Que l’on soit excusé de ne pouvoir la développer davantage ici.


Vers le grand export

À la conquête de l’Algérie
Présente dans les pays limitrophes, Espagne et Portugal notamment, CÉRIC aimerait aller plus loin… de l’autre côté de la Grande Bleue. Dès 1970, un premier séchoir rapide à balancelles est vendu en Tunisie. Dans ce pays, Bourguiba, mettant fin à une expérience collectiviste, vient de lancer un programme de réformes économiques. Face à l’explosion de la construction de logements, CÉRIC va vendre un grand nombre de briqueteries pendant une quinzaine d’années, époque à laquelle une rupture avec certains associés l’en éloignera quelque temps. Mais c’est surtout en Algérie que la société prend pied de manière durable et constructive. Est-ce parce que Michel Rasse a fait son service militaire à Colomb-Béchar ? Il semble depuis vouer à ce pays une affection particulière. En 1969, une première usine est vendue à Batna par l’intermédiaire de l’Organisme de coopération industrielle (OCI). C’est la première briqueterie vendue depuis la guerre d’indépendance, l’unité 511, une 20 000 tonnes.
Peu après, la Société nationale des matériaux de construction lance un appel d’offres pour la réalisation d’un grand nombre d’usines réparties entre plusieurs pays constructeurs. Afin de pouvoir répondre, CÉRIC, dont la surface financière n’est pas encore assez étoffée, s’associe avec Creusot-Loire entreprises (CLE), déjà implantée sur place. La filiale du grand groupe qui connaît CÉRIC lui ouvre les portes et lui apporte un sésame qui s’avérera très précieux par la suite : la gestion des contrats clef en main. CÉRIC décroche quatre contrats pour des briqueteries tuileries de cent mille tonnes, les plus grandes jamais construites dans le pays ! Depuis le bureau oranais du sidérurgiste, les techniciens, metteurs au point, chefs de chantiers et de projets s’installent. C’est le véritable lancement d’une aventure où la loyauté et la fidélité seront à toute épreuve. Car, à la différence de toutes les autres entreprises étrangères, CÉRIC restera toujours à la disposition de ses clients, même dans les moments les plus sombres et difficiles pour le pays. À tel point que, durant les années appelées « de braise » par certains, de 1992 à 1995, CÉRIC sera seule sur place. De son bureau d’Alger ou sur le terrain, le responsable de la filiale algérienne, Nacer Benadjaoud, coordonne alors la réalisation de la briqueterie de Mostafa Ben Brahim, où les techniciens de CÉRIC se rendent pour superviser les travaux. Assauts et menaces d’incendie n’interrompent jamais le chantier, du moins durablement : en 1995, l’usine sera achevée.
Deux ans plus tard, CÉRIC sera également une des très rares sociétés étrangères présentes à la première édition du Batimatec d’Alger. Une leçon de courage et parfois même de témérité. « Bien sûr qu’il m’arrivait d’avoir peur », confie Nacer. Mais ce n’est sans doute pas vraiment la question. Par-delà l’Algérie, la traversée d’une histoire en mouvement est une constante de la société, dont le rayonnement deviendra rapidement international, pour ne pas dire mondial, avant l’heure. L’inventaire des situations délicates dans lesquelles se sont trouvés à un moment ou à un autre les salariés aurait de quoi donner quelques frissons à certains lecteurs. Pour en évoquer juste deux ou trois, qui pour voir débarquer des guérilleros des cartels colombiens à l’hôtel même où il loge, pour se trouver nez à nez avec des Yéménites armés de Kalachnikov - ce qui n’est pas rare dans un pays où la majorité des habitants est armée, mais plus étonnant lorsque cela concerne le chantier même dont CÉRIC a la responsabilité. Et, pour pimenter le tout, le chef du bureau de la filiale portugaise est un des artisans de la révolution des Œillets en 1974 ! Alors sur place, Bernard Dauphin, de CÉRIC, est prévenu dès 4 h 30 du matin par la secrétaire de la révolution en marche. À cette heure-là, un homme seul prend possession de l’aéroport de Lisbonne. La révolution triomphe. Ernest Tullio qui, pour sa part, est sur un chantier à Aveiro reçoit quotidiennement des appels lui enjoignant de rentrer pour cause de révolution. « Mais la révolution, je ne la vois nulle part », maugrée le responsable de projets qui n’aime pas être dérangé et préfère terminer son travail.
Mais revenons aux cinq chantiers algériens évoqués ci-avant, ceux de Mers El-Kébir, Khémis, Miliana, Tlemcen et Batna. Ces derniers ont commencé. Ils se prolongeront jusqu’au début des années 1980 : CÉRIC sera présente pour aider à dégager les décombres d’El Asnam à l’aide d’engins de chantiers lors du tremblement de terre en 1980. La dernière usine réceptionnée dans le cadre du contrat Creusot-Loire, celle de Batna, a causé de véritables soucis aux équipes : des problèmes de séchage liés aux qualités de l’argile sont sources de fissures. Chaque nuit, les équipes de mécaniciens et d’électromécaniciens, parmi lesquels Daniel Ancelin, un des as de l’entreprise, opèrent les réglages sollicités par Ernest Tullio jusqu’à trouver une solution ingénieuse. En fin de semaine, les hommes soudés dans l’aventure, logeant tous dans une même maison, partent à la chasse au sanglier.
Cette première page algérienne de CÉRIC sera suivie par celle des commandes privées qui débuteront au milieu des années 1980. Là interviendront de grandes familles autant que des investisseurs nouveaux venus, et parfois rocambolesques, à l’image de M. Sadoudi. Lorsque le monopole d’État s’achève, ce modeste travailleur immigré, qui depuis son retour a touché un peu à tout, établit un commerce de tissus et de vêtements artisanaux. Les fins de semaine, il se rend lui-même sur le marché de Touggourt pour vendre sa production. Puis, sentant les évolutions à venir, il décide de se lancer dans la briqueterie et tuilerie. En 1984, André Vegnaduzzo, ce fidèle de l’aventure CÉRIC dont les compétences et le sens relationnel restent si précieuses, le croise pour la première fois au cours d’une foire internationale. Sadoudi est d’excellente humeur : il vient d’acheter une ligne de préparation et de fabrication de Bongioanni. Il ne lui manque plus que le séchoir, le four et, incidemment, les licences lui donnant le droit de les importer, ce qui ne l’inquiète aucunement ainsi qu’il l’explique à André auquel il veut passer commande d’un séchoir et d’un four. CÉRIC établit alors des factures pro forma pour qu’il puisse obtenir les licences. Quelque temps après, M. Sadoudi revient voir André Vegnaduzzo toujours d’excellente humeur : on lui a accordé une licence pour des brûleurs. « Des brûleurs, mais sans l’autorisation pour l’ossature du four, l’électricité, la ventilation, etc. vos brûleurs ne serviront à rien ! D’ailleurs je ne vous les vends pas… », lui dit André Vegnaduzzo. Mais son interlocuteur est d’un optimisme à tout crin et sait se montrer persuasif. Les licences, il en fait son affaire ! Et il insiste tant et si bien que, de guerre lasse, André Vegnaduzzo finit par céder. Tant pis, après tout, si les brûleurs périclitent dans une cave, ça ne le regarde pas ! Six mois plus tard, bis repetita ! À nouveau André Vegnaduzzo d’un côté et M. Sadoudi de l’autre, à nouveau une licence d’importation, cette fois pour l’enveloppe du four. De fil en aiguille et à force de ténacité, l’entrepreneur a bientôt tout, enfin presque tout… Le ministère n’a pas accordé l’autorisation pour le séchoir. Qu’importe ! On démarre l’usine avec séchage à l’air libre. Le résultat est déplorable. Le soleil provoque un retrait trop rapide et les briques ont des fissures importantes. Mais la pénurie est alors telle que tout se vend. Bientôt, un petit séchoir peut être monté, puis une deuxième usine. En 1987-1988, avec deux briqueteries de près de 35 000 tonnes, il est le numéro un des industriels privés. Il bâtit une nouvelle société et, au final, treize usines seront commandées à CÉRIC ! Ainsi l’entreprise accompagne-t-elle les demandes de ses clients, des plus inattendues aux plus techniques. Les familles Hoggui, les briquetiers Laouni et Tedjini et de nombreux autres lui font confiance dans le développement de leurs affaires.

L’Algérie a donné des ailes à Michel Rasse. « Il faut aller au grand export », dit-il vers 1978. Justement, il a sous la main l’homme idoine pour un marché alors en plein essor, celui du Moyen-Orient. Il s’appelle Jaroslav Jiskra. D’origine tchèque, il est né à Téhéran, a grandi au Liban et étudié à Zürich et à Fontainebleau où il a suivi l’Insead. Il y a rencontré Laurent du Pasquier, à cette époque le juriste de CÉRIC. Lorsque la société cherche à aller plus loin que le contrat Algérie-Creusot-Loire, Laurent du Pasquier pense à son condisciple. En pleine crise pétrolière, le Moyen-Orient est du bon côté. Jaroslav Jiskra se rend sur place. Il prospecte l’Arabie saoudite et l’Iran, et jette plutôt son dévolu sur le deuxième, en plein essor industriel avec un mode de socialisation plus avancé et un potentiel prometteur. À l’occasion d’une foire internationale, une amitié commence à naître avec un grand personnage, le prince Kashefi, demeurant à Ispahan et considéré comme une référence dans la brique. Comme toujours, les liens humains sont la serrure sans laquelle la technologie ne pourrait ouvrir aucune porte. Surtout qu’ici les Allemands détiennent un quasi-monopole, et les Français ont une réputation bien établie : ils sont considérés comme les seigneurs de la mode et du luxe. D’eux, on n’attend rien d’autre, et surtout pas de la technique ! Pour autant, les choses se mettent progressivement en place. Le prince Kashefi demande à Jaroslav Jiskra de superviser la construction d’une usine et, en contrepartie, accepte de jouer un rôle d’intermédiaire promouvant en Iran la technologie CÉRIC. En parallèle, un autre contact de CÉRIC a déclaré : « Du jour où vous avez la lettre de crédit pour la construction d’une usine chez Kashefi, je signe à mon tour. » Alors qu’il vient de signer, la révolution éclate et fige, hélas, les développements…
Entre-temps, et pour l’anecdote, CÉRIC a réalisé une des ventes les plus rapides de son histoire, tout du moins dans des circonstances insolites : un intermédiaire donne rendez-vous un jour à Jaroslav Jiskra aux environs de la ville de Behbahan. Il l’emmène dans un vieil entrepôt poussiéreux rempli de bric et de broc. « La briqueterie sera construite ici », explique-t-il. Voyant l’endroit et l’environnement, l’homme de CÉRIC se dit qu’il en sera quitte pour avoir perdu une journée. Mais son interlocuteur insiste : « Combien cela coûte-t-il ? Quel serait l’acompte ? » À peine le sait-il qu’il emmène son hôte dans la banque voisine et donne ses instructions au directeur. Quelques minutes plus tard, Jaroslav Jiskra se voit apporter une caisse pleine de billets de banque. « Tout est là », lui dit l’acquéreur. « Je préférerais plutôt une lettre de crédit », lui répond Jaroslav, un peu embarrassé. « Voyez ça avec mon comptable, je ne m’occupe pas de ces choses-là », lui répond l’autre avec superbe.
L’aventure iranienne ne s’arrête pas à la révolution. Dans les années 2000, Jaroslav Jiskra retournera en Iran. De ses séjours précédents, il a appris le farsi, ce qui facilite plus encore les contacts. Il y fait cette fois-ci la connaissance d’un député et industriel avec lequel se monte une nouvelle usine. L’élu construit avec CÉRIC un projet très spécifique. Celui-ci concerne des régions frontalières avec le Sud de l’Irak, zones déshéritées pour lesquelles l’Iran a mis en place un programme d’aides au développement. De part et d’autre les populations sont chiites et les liens commerciaux naturels permettent d’impulser des échanges. C’est ici que CÉRIC doit construire une nouvelle briqueterie. Un exemple parmi d’autres de la force des relations tissées depuis plusieurs décennies entre CÉRIC et des pays aux multiples facettes. La Syrie n’a d’ailleurs pas été oubliée, pas plus que l’Arabie saoudite : les bases locales permettent d’étendre les tentacules. CÉRIC sera rapidement récompensée. En 1979, la société se voit remettre l’Oscar de l’exportation. À l’administratif, Yvette Château conserve le souvenir de la fête qui est organisée : on ne compte pas ses heures, mais les fêtes, les Noëls, les attentions et la solidarité récompensent l’enthousiasme.

 

Les felouques du Nil
Le long du Nil, des milliers de briqueteries travaillent nuit et jour. Elles se montent à l’ancienne. Une famille arrive un jour et maçonne un four. Alors on voit l’homme, ses femmes et leurs enfants ramasser la terre, la fouler au pied et façonner les briques dans des moules en bois. Ils les mettent à sécher, une première face d’abord puis, quand elle est sèche, ils la retournent et offrent la seconde aux éléments. Ils empilent ensuite les rangées de briques dans les fours, prenant bien soin de les croiser afin que l’air puisse circuler à l’intérieur. C’est un damier de terre qui s’embrasera bientôt. La voûte du four est faite de boue séchée et durcie par le soleil. Lorsqu’ils mettent le feu aux briques, ils montent sur le toit du four et disposent un bidon de fuel à l’envers. Le goutte-à-goutte régule la combustion. Combien de briques cuit-on par fournée ? Mille, deux mille, parfois trois mille peut-être. Après la cuisson, des gardiens enguenillés brouettent les briques qui serviront à bâtir les maisons.
Du Caire à Assouan, environ mille briqueteries sont ainsi en activité. Les abords du fleuve fument nuit et jour. Or, la construction du barrage d’Assouan, en 1970, a mis un terme aux grandes crues du Nil. Le barrage est l’œuvre d’Osman Ahmed Osman, orphelin grandi dans une famille pauvre d’Ismaïlia qui a fait fortune dans la construction en Arabie saoudite. Son intelligence et son sens de l’organisation l’ont porté au faîte du pouvoir. Il règne sur le groupe Arab Contractors et a été un temps ministre de la Construction. Depuis la construction du barrage, faute du limon charrié par les eaux, les sols ne sont plus fertilisés et l’agriculture dépérit. Le limon, dont les briquetiers se servent comme matière première, manque cruellement aux cultures. L’agriculture souffre. Le Nil ne déborde plus, mais l’Égypte a faim. La signature des accords de Camp David en 1978 et le boom pétrolier concomitant vont permettre de renverser le courant. Disposant désormais de ressources substantielles, l’État commande à la France quatre briqueteries modernes à Wadi-el-Haï. Une cinquième commande est le fait d’un consortium bancaire.
Pietro Testa a une formation de géomètre. Il connaît CÉRIC pour avoir croisé la filiale italienne de l’entreprise dans les années 1970. Il travaillait alors en Tanzanie. Certains s’en souviennent peut-être : ce pays non aligné avait conçu le projet grandiose de transférer la capitale de Dar-es-Salam à Dodoma, épicentre géographique de la Tanzanie. Une société italo-anglaise était chargée d’opérer le transfert des infrastructures vers la nouvelle capitale en les regroupant sur un site-pilote. Parmi les activités transférées, une usine de carrelage et une briqueterie, dont la construction est confiée à des Italiens. Morando en est le chef de file avec à ses côtés Italcer. Nous ne connaissons pas encore cette structure. Il s’agit d’un joint-venture entre Bongioanni et CÉRIC. Après la Tanzanie, Pietro Testa rejoint Morando puis, en 1982, frappe à la porte de CÉRIC. Michel Rasse l’envoie en Égypte. Les contrats signés quelques années plus tôt entrent en phase de réalisation. Pietro reste huit ans à superviser les projets, en commençant par les usines de Wadi-el-Haï. Avec leurs mille tonnes de briques produites par jour, chacune d’entre elles équivaut à une petite centaine de briqueteries artisanales. Il s’agit de briqueteries standards pour les usines réalisées par CÉRIC en Afrique ou en Asie : les fours sont des fours traditionnels avec murs maçonnés en briques réfractaires et voûtes suspendues sur les pieds droits du four. Les brûleurs sont implantés dans la voûte : toutes proportions gardées, ils jouent le rôle des bidons de fuel. Un transbordeur achemine les tuiles dans les chambres du séchoir dont les portes sont fermées manuellement, puis l’opérateur lance le cycle de séchage. Les briques sont empilées automatiquement dans le four, mais dépilées manuellement.
Aux cinq premières usines, succéderont une dizaine d’autres, la plupart commandées par un consortium bancaire œuvrant pour différents magnats. Ces nouvelles briqueteries produisent des blocs perforés légers, faciles à maçonner. Dans les maisons, dont la structure est en béton armé, ils font les murs de séparation.
Sur le terrain, CÉRIC se heurte parfois à des difficultés inattendues. À Fayoum, tout particulièrement, un projet donne lieu à quelques embrouilles entre le colonel Daoud, chargé par son propriétaire de l’intendance du chantier, et Cherif El Fat, le représentant de la société française en Égypte : il faut savoir qu’il est impossible de travailler sur place pour une société étrangère sans avoir un correspondant. C’est le rôle de Cherif dont les relations au ministère font merveille pour lever tous les obstacles à l’obtention des contrats. Or, dans le cas de l’usine de Fayoum, les choses ne se passent pas très bien. Le propriétaire n’est autre que le fameux Osman Ahmed Osman, le propriétaire d’Arab Contractors. Pour s’occuper de la construction de l’usine de Fayoum, il a mandaté ce colonel. Or, le militaire se fâche avec Cherif. Cette dispute, qui donnera lieu à un procès, ralentira le développement de CÉRIC en Égypte. Trois affaires de perdues ! Heureusement pour elle, la société française peut se prévaloir d’une vitrine avec une usine similaire réalisée entre Le Caire et Alexandrie, à Beira. Ainsi, lorsqu’en cours d’audience les plaignants arguent de difficultés techniques insurmontables, les avocats de CÉRIC rétorquent : « Allez voir à Beira, vous verrez bien qu’il n’y a pas de problèmes. » À la sortie des audiences, qui se déroulent à raison d’une par mois, le colonel Daoud rattrape Pietro Testa : « Bon, comment vas-tu Testa ? Laissons de côté le procès et allons manger », lui lance-t-il. Et tous deux de se trouver une table sur les bords du lac Fayoum, avant le prochain round !
Bon an mal an, CÉRIC poursuit ainsi son chemin en terre égyptienne. Pietro, qui parcourt le pays en tous sens, s’est entendu avec des policiers cairotes assurant la circulation. Lorsque Jean Mérienne vient en visite, il fait un petit signe - c’est mon chef. Le policier de la guérite actionne le feu qui passe au vert pour lui et Pietro lui offre alors une cigarette, c’est normal. Puis ils se hâtent de rejoindre le bureau ou bifurquent vers le ministère pour y rencontrer leur interlocuteur habituel. Celui-ci a demandé à CÉRIC d’être le maître d’œuvre d’une usine de tuyaux de grès dont il est le propriétaire. Outre la maîtrise d’ouvrage, l’entreprise française assurera les manutentions automatiques, via sa filiale Fimec.
Le désert de Haute-Égypte a été choisi par Hosni Moubarak pour y implanter des villes nouvelles. Hassan Allam est l’un des plus grands magnats industriels d’Égypte, un alter ego d’Osman Ahmed Osman. Son père importait déjà des tuiles et céramiques de Grande-Bretagne qu’il revendait en Égypte. Le premier chantier d’Hassan, à dix-neuf ans, a été un hôpital construit pour le roi Farouk. L’hôpital fut bâti sur le lieu où le roi avait eu un accident de voiture. Dans les années 1940, Anouar el Sadate, fuyant la persécution, trouva refuge dans le groupe d’Assan en tant qu’employé. Le groupe commande une briqueterie à CÉRIC. Celle-ci aura deux lignes de production identiques. Les entreprises de construction d’Hassan sont gérées par son fils aîné Samir. Régnant sur un véritable empire industriel, Samir n’a bien sûr pas le temps de s’en occuper lui-même. Il délègue la gestion du projet à un général et se consacre à ses affaires. Or, en Haute-Égypte, rien ne se déroule comme ailleurs. Pendant plusieurs années, le chantier reste à l’abandon, oublié de tous, sauf du Khamsin, le vent brûlant du désert, qui pénètre dans les caisses et corrode les matériels. Un jour, Samir Allam reprend le dossier en main et tance l’équipe en place. « Je paie et je n’ai rien », s’emporte-t-il. Il s’en ouvre à Jean Mérienne. Quatre techniciens de CÉRIC sont envoyés sur place. Le fait d’avoir toutes les pièces en double est une chance : cela leur permet de reconstituer une ligne complète, tandis que l’on négocie pour la commande de la seconde. En moins d’un an et demi, le chantier est achevé.
L’Égypte est un pays de sable et d’eau. Quittons le désert pour le fleuve et un nouveau projet mené. Beni Suef est sur la rive droite du fleuve ; l’usine commandée à CERIC se trouve, quant à elle, rive gauche. Comme il n’y a pas de pont, les hommes empruntent une felouque pour se rendre au travail. Si le vent fait défaut, les Égyptiens halent la felouque pour lui faire remonter le courant afin qu’elle accoste à bon port sur la rive opposée. François Villalba, qui travaille chez CÉRIC depuis les chantiers d’Algérie, se remémore ces traversées du fleuve : « Lorsque quelqu’un décédait, nous revenions avec les morts et les pleureuses sur ce bras d’un kilomètre de large. C’était étrange. »
Dans l’aurore égyptienne, CÉRIC achève un autre des voyages. Vers 1990, lorsque les usines d’Égypte sont terminées, l’astre de l’entreprise n’est pas loin d’être à son zénith. Car, à l’issue des signatures des contrats égyptiens, CÉRIC est à la veille de débuter ses aventures en URSS. Pilotés par leur ami Michel Dutreux, Michel Rasse et Jean Mérienne ont assuré une présence flamboyante de CÉRIC à la grande Foire de Moscou de 1981. À l’issue de cette manifestation, des usines sont commandées. De l’Oural à la Sibérie, dans ce pays de très grande tradition de terre cuite, CÉRIC initie un nouveau voyage.

Des structures et des hommes
La conquête du monde par CÉRIC ne doit rien au hasard. Conscients qu’ils ne pourraient remporter une bataille frontale contre le béton, les dirigeants ont bâti une stratégie alternative. Leur idée : imaginer les produits du futur, « penser des produits hautement efficients ; les penser techniquement et économiquement avec le client, et ensuite seulement construire l’usine qui les fabriquera ». C’est à cette aune qu’il faut relire le chemin parcouru de la création à l’informatisation, en passant par les H et l’Hydrocasing. En une vingtaine d’années, la société a pu donner corps à son programme en réinventant avec l’ensemble des acteurs de la profession - CTTB, briquetiers et tuiliers - une réponse à la hauteur de la menace maintes fois évoquée. L’espoir de remporter la bataille reposait sur un préalable absolu : maîtriser l’amont, la connaissance de la terre, la capacité à comprendre le comportement de toutes les argiles, leur réaction depuis le broyage jusqu’à la sortie du four. Pour ce faire, CÉRIC a agi dans plusieurs directions. D’un côté, l’entreprise profite en 1981 du départ à la retraite de Bertrand Barrau de Pèlerin pour reprendre la société. Le joint-venture mené avec Bongioanni dans Italcer a pour but de pouvoir contrôler et développer les outils de la préparation des terres ; de l’autre, en interne, une cellule géologie vient renforcer les structures déjà existantes. Il faut parler de Jacques Séguier, l’ami de tous, discret mais tellement compétent. Il parcourt des kilomètres dont on ne peut imaginer le nombre, écarte des broussailles, plante sa pioche dans tous les sols du monde. Sa science : les argiles pour les usines de terre cuite et l’exploitation des carrières. Les gens de CÉRIC diront qu’aucun géologue au monde n’a accumulé dans ce domaine autant d’expertise pour consolider la conception d’une usine et en sécuriser les résultats.
Cette cellule est une pierre angulaire du dispositif général. Il faut pousser les portes des prestigieux bureaux du 53, rue du Faubourg Saint-Honoré, au début des années 2000, pour se rendre compte de l’importance prise par la société : faute de place, CÉRIC a en effet déménagé de la rue Royale - autre belle adresse - où elle avait dû se répartir dans plusieurs immeubles. La société s’est installée dans les locaux (en briques de parement, s’il vous plaît !) de l’ancien ministère de l’Intérieur, presque face à l’Élysée. La croissance est si rapide que la gestion, la comptabilité, la finance et la maintenance informatique sont regroupées dans un autre immeuble à 10 mètres, de l’autre côté de la voie adjacente. Rue du Faubourg Saint-Honoré, où travaillent de 150 à 200 personnes, CÉRIC voisine en bonne compagnie : à l’étage inférieur, la banque Rothschild et, au-dessus, Vogue. Luxe, beauté et volupté, le standing de CÉRIC est au zénith, et la réception comme les belles salles de réunion en témoignent. Peu après 2000, le groupe comprendra 1 850 personnes, principalement des ingénieurs et techniciens, et les collaborateurs de l’administration. Organisés en rectangle avec un espace central pour la qualité de l’éclairage naturel, ses bureaux sont distribués de part et d’autre des couloirs. Ils sont le lieu de réunions informelles et spontanées, instantanément efficaces.
CÉRIC, est aussi une société à laquelle tous, très impliqués, sont également très attachés. Le jour de son départ, Jean Laudignon, un directeur des réalisations expérimenté, positif et estimé, venu chez CERIC après avoir travaillé longtemps pour un groupe industriel client, fit un discours concis et laconique. Il dit : « Je suis arrivé très tard chez CÉRIC et je veux vous dire, à tous, que je regrette de ne pas y avoir fait toute ma carrière ». Cette déclaration alla droit au cœur de chacun et provoqua un moment d’émotion.

Ils sont « le sang » de CÉRIC
Le second service de la direction industrielle - baptisé chantiers - est le royaume d’Ernest Tullio qui le dirigera pendant plus de trente ans. À écouter l’intéressé, la création de ce service s’est décidée en un tour de main. Ernest Tullio : « Alors qu’en 1974, j’étais au Portugal, mes enfants suivaient des cours par correspondance. Un jour que je discutais avec M. Fleury, le directeur d’AMR, celui-ci m’a dit : "Il n’y rien de mieux que l’éducation en groupe." Ça a fait tilt dans ma tête : je suis allé voir M. Rasse et lui ai annoncé ma démission pour pouvoir mettre mes enfants à l’école. Alors celui-ci a créé le service chantiers pour que je puisse m’installer à Paris, et m’en a confié la direction. Je ne m’en sentais pas très capable. » Cette anecdote est révélatrice du pragmatisme des dirigeants et de leur capacité à tirer le meilleur de leurs hommes. C’est un art dans lequel les deux patrons de CÉRIC semblent exceller. Les salariés se donnent corps et âme à leur entreprise. Ils la vivent avec passion sans jamais compter leurs heures. Comme le rapporte encore Ernest Tullio : « Il ne m’est jamais arrivé de reprendre quelqu’un parce qu’il manquait d’assiduité mais toujours car il en faisait trop. » Il faut d’ailleurs ici rendre hommage à tous les chefs de chantiers partis sur le terrain, dans des pays lointains et des conditions souvent difficiles, livrés à eux-mêmes, souvent en prise aux plus grandes difficultés. Cette plongée dans l’inconnu, débutée dès l’entrée chez CÉRIC, et l’immersion sur place comme metteur au point sont propices à une perpétuelle remise en question. Yvon Lorion, Dominique Peixoto, Giancarlo Savi, Jean Simonet, Daniel Ancelin, chef monteur mais véritable chef de chantier, Serge Picard, Hervé Mermoz, pour n’en citer que quelques-uns, ont été « le sang » de la société. Tous en tant que chefs de chantiers, ils ont eu à piloter la construction d’usines. Ils ont vécu « en apnée », restant le temps d’un chantier - huit mois, un an, parfois deux, trois - épousant la culture locale, partageant la vie des habitants. Ces expériences professionnelles et humaines ont été ressenties par eux de manière très intense. Lorsqu’Ernest Tullio proposait à Yvon Lorion, alors au Nigéria, de rentrer de temps à autre, ce dernier refusait, tellement les relations avec les habitants étaient fortes et passionnantes. Et pour Hervé Mermoz qui travaillait sept jours sur sept douze heures par jour sur les chantiers algériens, pas question de baisser le rythme : « Les Algériens en font autant, je suis avec eux », répondit-il à Ernest Tullio qui était venu le visiter à Biskra. L’avant-propos du livre d’un ancien de la société, Michel Doré, restitue clairement ce vécu des voyageurs : « L’air chauffe… Le soleil brûle… Je suis sur la pente de la carrière. Mes pieds butent sur des pierres… Il faut donc ajouter un épierreur… non contractuel. La ligne de crédit est au maxi. Alors, l’échanger contre une autre fourniture ! Voyez-vous… À chaque pas, surgissait un problème. » Michel Rasse l’a prévenu lors de son entrée dans la société : « L’esprit de l’engineering n’est pas de tout connaître, mais de savoir où et par qui apprendre. »

La théorie du café
La confiance qui est témoignée à tous ces hommes, la grande autonomie qui leur est laissée sur le terrain, les place très tôt face à l’exercice de lourdes responsabilités. Prises de risques et sens de l’initiative en découlent. Cela dit, ainsi que l’évoquera Richard Gaignon, ingénieur entré en 1990 et appelé à prendre ultérieurement la responsabilité du pôle de céramique technique : « On avait toujours droit à une seconde chance et cela était appréciable ». Entre deux avions, on voit ainsi passer certains chefs de projets à Paris pour annoncer leur intention d’établir CÉRIC dans tel ou tel pays où l’entreprise a déjà des chantiers. Michel Rasse les écoute mais ne livre pas ses sentiments sur l’opportunité ou non de s’implanter. Claude Labbé, un ancien de la SNCEMA spécialisé dans les manutentions et qui a rejoint CÉRIC, le remarque : « Il n’interdisait, ni n’encourageait. Il ne disait ni oui ni non, et peut-être était-ce un jeu... » Un jeu complexe, comme le confirme encore Richard Gaignon : « Lorsqu’il a repris Wistra, en Allemagne il m’a convoqué avec un autre et nous étions trois dans son bureau : "Y allons-nous ?", nous a-t-il interrogés. Nous avons réfléchi et dit oui. Il a conclu : "Je vote contre, comme ça, si ça marche, j’aurais eu tort mais ce sera tant mieux pour la société, et si vous échouez, j’aurais eu raison." » Cela oblige toujours chacun à aller au-delà de lui-même, à trouver coûte que coûte une solution sur le terrain… Mais, quand il le faut, Michel Rasse sait également aller vite en besogne. De cette confiance et de cette autonomie, témoignent les États-Unis avec Christophe Aubertot ou l’Australie avec Peter Rodriguez. Très autonomes, les Français géreront le développement de leur entreprise avec une compétence exemplaire.
Dans le premier pays, les équipes du bureau monté par Christophe atteindront jusqu’à trente personnes. Dans le second, la filiale de Peter Rodriguez vendra de très belles usines. C’est une grande qualité de Michel Rasse et de Jean Mérienne que d’avoir une vision véritablement organique de leur société. Plus elle respire à travers les femmes et les hommes qui la composent, plus se créent des échanges, des rencontres et des possibilités. Est-ce ce que Jean Mérienne appelle la théorie du café ? Des personnes se retrouvent seules le matin dans une salle d’hôtel face à leur petit-déjeuner, puis l’un parle à un autre, un troisième attablé ailleurs dresse l’oreille et se joint à la conversation, un groupe se noue… Ce qui n’existait pas devient possible et finit par advenir. C’est un peu comme la composition d’une mosaïque dont l’achèvement révèle une beauté que ne laissaient nullement deviner les fragments de céramique éparpillés.
Ces deux entrepreneurs avec leurs équipes enthousiastes et passionnées ont créé un corps dont les capacités de développement semblent illimitées. S’enroulant et se déployant autour de l’innovation et de la technologie, CÉRIC ne se contente pas d’un développement endogène. Ses dirigeants voient beaucoup plus loin. Ils se lancent simultanément dans une politique de diversification horizontale - en reprenant des sociétés dont les technologies proches laissent espérer des synergies - et dans l’intégration verticale de concurrents et sous-traitants qu’ils n’ont jamais cessé d’absorber. Parcourant ainsi le monde, CÉRIC propose pour chaque culture architecturale, une solution d’usine claire, maîtrisée, plus économique, plus rentable. Cette politique d’intégration de tous les métiers qui structurent une usine complète positionne l’entreprise comme un partenaire compétent et sécurisant pour un investisseur. Une constante et une philosophie. Leader français puis européen, CÉRIC vise le leadership mondial : pouvoir répondre à toute demande pour tout type de produit en s’appuyant sur des sociétés locales et des compétences intégrées. À chaque jour, un nouveau bureau ou une nouvelle filiale. L’URSS, les États-Unis, l’Amérique du Sud, la Malaisie, l’Australie, de cercle en cercle, traversant les continents et les cultures, CÉRIC étend son emprise.

L’Amérique du Sud
Au Venezuela, l’aventure a commencé en 1976 lors d’une exposition présentant des produits français. CÉRIC y occupe un stand aux côtés de Lafarge fondu international. Des contacts se nouent. Un soir, Bernard Dauphin se souvient avoir dîné avec un de ses clients et une certaine Doña Flor accompagnée du colonel Francisco Bolaño. Ce dernier n’est autre que l’ami vénézuélien d’Henri Charrière, plus connu sous le nom de Papillon ! CÉRIC vend au Venezuela de nombreux équipements, dont un séchoir rapide au pied des Andes, à près de 2 000 mètres d’altitude. « Le plus haut du monde ! », plaisantent les équipes de CÉRIC. À Marinas, les Indiens qui n’ont pas été prévenus sont surpris par l’explosion qui accompagne le démarrage d’un séchoir à chambres. Jean-Claude Couratier a pris le relais de Bernard Dauphin. Entre-temps, en Argentine, au bout de sept ans de négociations, Diaz O’Kelly acquiert en 1983 une magnifique usine avec un four Casing. Il produit 120 000 tuiles par an. Sans doute la plus grosse affaire de l’époque pour CÉRIC, sinon une des plus importantes.

CÉRIC aux États-Unis : une implantation locale
Au milieu des années 1980, un bureau se monte également aux États-Unis. Là-bas, contrairement aux idées reçues, beaucoup d’usines sont souvent vieillottes et peu modernisées. Jeune embauché dans la société, Laurent Tiffreau est l’un des derniers à travailler dans l’atelier historique de Hartmann, co-concepteur des Casing avant sa délocalisation à Paris. Au Mississippi où il débute son premier chantier, il voit les ouvriers - des noirs américains - qui coupent mécaniquement l’argile. Ce n’est plus La Case de l’oncle Tom, mais le métier en conserve quelques réminiscences ; en Europe, on emploie déjà des coupeurs automatiques, coupant dans les années 1980 trente-cinq mille briques à l’heure !
Aux États-Unis, le travail est en tout cas très varié. Une des toutes premières usines qui y seront construites par CÉRIC fait justement la part belle aux nouvelles techniques de contrôle développées par la société. Il s’agit d’une briqueterie construite en Illinois, une terre où les argiles sont rares. Marseilles Brick, l’entreprise en question, a réussi à mettre la main sur la seule argile locale dans l’idée de renouer avec une tradition de briques de parement, curieusement oubliée dans la région.
Sur un marché très concurrencé par d’autres produits, CÉRIC est appelée à concevoir une usine capable de produire la brique selon la norme FBX, soit la plus exigeante des États-Unis. Ce n’est que l’un des défis posés au bureau d’études pour une telle usine : il faut en outre pouvoir fabriquer 62 millions de briques de cinq formats pour deux équipes travaillant sur cinq jours et demi. Cela équivaut à penser et adapter autrement les outils de la flexibilité. Au total, de l’instant où l’argile est déchargée des camions à celui où les paquets de briques cuites sont déballés par les maçons sur les chantiers, vingt-huit personnes seulement suffisent à faire fonctionner l’usine. De surcroît, personne ne surveille le séchage et la cuisson. Cette performance est rendue possible par la liaison entre les automates et l’unité centrale. Quelle révolution en quelques années ! Lorsque l’on se souvient des coupeurs, cuiseurs, contremaîtres, enfourneurs, brouetteurs, empileurs, manutentionnaires, etc. ! De l’Illinois au Texas, en passant par la Pennsylvanie, avec ses briqueteries en Steef-extrusion, les chantiers se multiplient. La diversité et le nombre des entreprises font des États-Unis un laboratoire très formateur pour les embauchés des années 1990. Nombreux sont les CÉRIC d’aujourd’hui qui auront fait leurs armes ou seront passés par les USA, à l’image de Laurent Tiffreau ou de Nicolas Ravel.

Ancien d’Imétal et ingénieur céramiste de Limoges, Nicolas Ravel a croisé CÉRIC en 1998 après une expérience en Indonésie. Plus tard, CÉRIC l’envoie aux États-Unis, direction le Nord Dakota. Ces jeunes font leur apprentissage avec les plus anciens, Raymond Mathieu, aux U.S.A. Christophe Aubertot, Ernest Tullio. Maître des embauches, ce dernier donne quelques conseils bien sentis et réitère le manuel du parfait CÉRIC : « Être fils de paysan ». Bon, si on ne l’est pas, il faut au moins en avoir le caractère ! Lorsqu’il se rend sur les chantiers vêtu de son habit de travail, inspirant le respect et parfois la crainte par des remontrances bien senties, Ernest Tullio reste passer la nuit car, se souvient Laurent Tiffreau : « Si tu vas sur un chantier et que tu dois engueuler quelqu’un, il faut toujours rester le soir - alors tout se répare - et le lendemain matin, on repart d’un bon pied », comme l’explique clairement le chef du service chantiers. C’est bien là une sagesse paysanne de l’homme qui sait que la nuit s’abattant sur la terre lave aux premières gouttes de rosée les plus sombres souvenirs du jour passé.

Claude Labbé est à son tour envoyé aux États-Unis : il planche sur la construction d’une usine pour des blocs en béton à trous : c’est l’un de ces projets innombrables trouvés dans la musette de la diversification de CÉRIC : en l’occurrence, après avoir acquis deux sociétés, CÉRIC les a fusionnées dans une structure baptisée Adler. Celle-ci est destinée à construire des usines pour fabriquer des produits en béton. Certains pourraient trouver paradoxal qu’après avoir tant lutté contre le béton, on y revienne de la sorte ! Mais, à y regarder de plus près, il s’agit de produits très techniques ; or, dans l’histoire de la rivalité entre le béton et la terre cuite, la technicité du béton a parfois joué un rôle prépondérant et émulateur pour la terre cuite. En outre, étendre leurs compétences à toute l’industrie de la construction ne semble pas déplaire aux fondateurs de CÉRIC.

La Malaisie : une négociation serrée
Avant d’intégrer CÉRIC, Nicolas Ravel surveillait, comme directeur technique d’Ikad (groupe Kedaung), la construction de ce qui était alors le plus gros four H du monde. Ikad visait 95 000 tonnes par an, soit 33 millions de tuiles, cette quantité marquant les limites des presses à tuiles. Un tel volume de production ressortait du désir du fondateur du groupe, le Dr Agus Nursalim. Chinois venu de Malaisie avec 50 000 dollars en poche, Agus Nursalim avait bâti un empire. Son groupe, l’un des premiers producteurs mondiaux de verre creux et de vaisselle, lui avait permis d’asseoir une gigantesque fortune. Avisant Lucien Bellaïche, le responsable de CÉRIC pour l’Asie, sur un salon Ceramitech en Allemagne, il lui avait littéralement fondu dessus : « Faites-moi une offre pour la plus grosse usine de tuiles que vous ayez » ; puis il était parti avant même d’attendre la réponse. CÉRIC avait alors proposé une usine pour une vingtaine de millions de tuiles. « Vous vous moquez de moi, j’ai dit l’usine la plus importante ! », avait dit Nursalim au cours d’une brève discussion à Djakarta. Prenant un risque industriel en poussant le projet à des limites jamais atteintes - notamment pour les presses - CÉRIC revient avec le projet à 33 millions de tuiles. Mais Agus Nursalim n’est plus intéressé car il est « en négociation avec des Italiens », fait-il savoir. Il n’empêche, un mois plus tard, il appelle le bureau. « Venez me voir, je n’ai pas confiance dans le projet des Italiens », dit-il à Lucien Bellaïche. Il a raison : ce projet ne tient pas la route. Il s’appuie sur les anciennes technologies de cuisson par paquets en fil de fer qui ont disparu de longue date en Europe. L’occasion de dire qu’à l’inverse des Allemands et des Italiens qui prétendent faire progresser les Pays en voie de développement en leur proposant des usines en vogue trente ou quarante ans plus tôt en Europe, CÉRIC propose des usines très modernes en assurant la formation locale des responsables d’exploitation. C’est une politique logique pour assurer une progression plus rapide de l’économie d’un pays en développement et une démarche de fournisseur honnête.
Agus Nursalim reçoit Lucien Bellaïche avec une dizaine de personnes. Lui qui ne supporte ni tabac ni alcool propose à son hôte de fumer. « Et prenez un whisky ! », insiste-t-il gentiment. Là-dessus, avec un grand sourire, il fait passer un petit papier. Dessus, il y a écrit 14 millions de dollars : deux de moins que le prix demandé. C’est le début d’une négociation qui voit arriver Jean Mérienne à Djakarta. Alors qu’il est sur place, Agus lui dit : « Vous arrivez trop tard, j’ai signé avec les Italiens, mais puisque vous êtes là je vous invite à passer la soirée ». Une fâcheuse volte-face. Sautant du coq à l’âne, il demande à Jean : « Combien avez-vous de femmes, M. Mérienne ? » Celui-ci pense à une plaisanterie et lui répond. « Ben, une seule. » Agus Nursalim est très étonné d’une telle imprévoyance : « Comment vous qui voyagez tellement ? Vous n’êtes pas moderne. Avec une seule épouse, il faut des valises, des coffres et on a toujours oublié quelque chose ; regardez, moi j’en ai cinq : une à Bali, une en Indonésie, une en Chine ; quand je me déplace, j’ai tout sur place, je voyage les mains dans les poches. » Peut-être que Jean, dans sa tête, s’est dit l’espace d’un instant : tiens, c’est peut être une bonne idée, je vais en parler à Michel Rasse à mon retour. Ou peut-être pas… Qui sait ? Le soir arrive, et les deux hommes se retrouvent dans l’ascenseur après le dîner. Jean est accompagné d’Annie Masa qui lui sert de traductrice. Il lui glisse : « Traduisez bien ce que je vais dire ». La complicité est telle entre eux qu’elle a déjà compris qu’il prépare un coup. Il tient alors au Dr. Nursalim le discours suivant. « Je comprends très bien que vous ayez opté pour une usine italienne de second rang, et à un prix très réduit. Après tout, si vous n’avez pas les moyens… CÉRIC reste bien entendu à votre disposition pour l’usine suivante. » Le milliardaire ne tique pas d’un cil, c’est un Chinois. Le lendemain, un samedi, se souvient Jean, l’équipe CÉRIC va prendre le café au bureau pour saluer les artisans des discussions et reprend l’avion pour Paris. Le lundi, Lucien Bellaïche, tout souriant, rentre dans le bureau de Jean Mérienne pour lui dire : « Le Dr Nursalim fait savoir à M. Mérienne que, s’il le veut, il peut se payer une usine CÉRIC. » La négociation est terminée, il ne sera plus question de rabais, de conditions de paiement, de retenues, de garanties, etc. Jean retrouvera le Dr Nursalim à Dubaï pour signer le contrat. Il y fera connaissance d’une épouse, la troisième ? la quatrième ? si charmante qu’il s’en souvient encore comme d’un rêve qui passe. Un mois après, M. Nursalim vient à Paris. Jean organise la soirée à la Tour d’Argent, et son invité lui présente sa femme, l’officielle, celle-ci avec beaucoup de personnalité, et aussi très charmante.
L’ensemble des équipements est CÉRIC, les machines Bongioanni. Mais avatar de l’histoire : le renversement par l’opposition du dictateur Suharto, alors qu’il assiste au sommet des pays musulmans, donne un premier coup de frein à l’activité du chantier. Celui-ci peut reprendre et, l’usine terminée, on procède à la mise en route. Peu après, la crise financière asiatique stoppe tous les investissements, l’usine est mise à l’arrêt, et soigneusement protégée.

Australie : l’architecte de Perth
Peter Rodriguez, fondateur de la filiale australienne, est lui aussi un rouage important de CÉRIC. Ingénieur de Limoges de formation, Peter était tellement partant pour cette aventure australienne qu’il s’y est installé définitivement avec sa famille. De Pierre, il est ainsi devenu Peter. Compétent et très convivial, il acquiert rapidement l’estime de la profession et la notoriété. La société française est loin de ses bases, et les règles du jeu sont différentes. D’une part, le transport en container n’est pas encore très organisé et coûte cher ; d’autre part, les clients exigent beaucoup de réactivité, tout particulièrement pour les manutentions et l’informatique. Alors Peter, avec la confiance absolue de Paris, s’organise différemment, en s’inspirant un peu du modèle US. Il passe un accord important avec une société locale qui construit déjà des manutentions et se donne ainsi les moyens d’une ingénierie bien structurée, avec des appuis locaux beaucoup plus efficaces que ses concurrents allemands. L’assistance est assurée à la fois par des techniciens locaux et par des Européens de CÉRIC. Ceux-ci reviennent enchantés de leur séjour en Australie. Peter se met en quatre pour le rendre agréable. Cela leur fait de bons souvenirs. Il ne manque donc pas de volontaires et peut s’offrir le luxe de faire venir les acteurs qui lui conviennent le mieux.
CÉRIC-Australie apporte l’ingénierie globale, la conception des fours et séchoirs, comme toujours, sa science unique des produits sans laquelle il serait impossible de réaliser des usines innovantes, parfois prototypes, et de bâtir des solutions sur mesure. La grande briqueterie de Perth en est une illustration. Prenant acte de la largeur des produits et des qualités de la terre, on décide de cuire en fougère, empilant ainsi les produits en épi. C’est novateur, pas forcément reproductible mais, en l’occurrence, parfaitement efficace. Perth est le berceau de Len Buckeridge, l’architecte milliardaire australien qui, pour contrôler ses constructions, a décidé de maîtriser lui-même la fabrication de chacun des éléments employés dans ses bâtiments. À côté de ses unités de parpaings, de portes-fenêtres, de bétons et de briques, il possède son propre élevage de lapins. Quand Jean rejoindra Peter à Perth, il sera très impressionné par la simplicité de l’architecte et par sa convivialité.


Un petit détour par l’Italie
Il y a en Italie, dans les années 1990, encore plus de deux cents briqueteries, la plupart familiales, la plupart dirigées par des hommes qui préfèrent rester seuls maîtres à bord plutôt que de s’allier. Les groupes sont rares. L’usage, dans ce pays très marqué par la tradition, veut qu’on visite les briquetiers très souvent.
À l’issue de l’acquisition d’une petite société, Favole, de Fossano, CÉRIC y loge toute une équipe italienne, sauf deux personnes : l’ancien directeur technique de Bongioanni, Giorgio, secondé par Vanna, l’ex-assistante du président de Bongioanni, parlant plusieurs langues et dont la constante et admirable implication font toujours merveille. Giorgio représente désormais le bras armé de CÉRIC Italie et, grâce à la parfaite compétence de cet homme, notamment sur le plan mécanique, doublée d’une profonde gentillesse et d’une grande proximité avec toutes les familles italiennes qui l’ont adopté - CÉRIC réalise, durant toute cette période, de très belles affaires. Ce sont les usines de Pica, dont la tuilerie de Cipriano, achevée en 1995, avec cases en U, automates programmables et système de contrôle informatique Visicer ; ou celles de FBM qui, à Pérouse, commandent le premier four Casing en Italie.
Ce sera notamment une longue aventure avec la famille Brizziarelli. On retrouve assis à la table des négociations : MM Enzo Brizziarelli, le président, et Angelo Meneghini, un autre décideur ; en face Jean Mérienne, André Jacquet et Giorgio Bertola. L’ambiance est sympathique mais sérieuse. Nous en sommes à la négociation finale. Le vieux M. Brizziarelli assis à un bureau situé à l’écart écoute les conversations l’air de rien, en tamponnant quelques factures… À un moment, il appelle son fils Enzo et discute avec lui quelques instants. Jean n’est pas tranquille, car le rabais demandé est impossible, le prix CÉRIC est à son plancher. Enzo revient à la table : « On arrête la discussion », annonce-t-il. Gros coup de froid dans le camp CÉRIC. Mais il reprend : « On arrête les discussions, parce que mon père m’a dit : "Ce jeune homme me plaît, on peut lui passer la commande." » La température remonte rapidement chez les CÉRIC !
Jean considère que c’est une chance inestimable de rencontrer un homme de cette nature. C’était le Padre au sens le plus fort et le plus noble du mot. À Marciano, l’emprise de la famille Brizziarelli a été considérable et variée : briqueteries et tuileries, banque, agriculture, élevage, immobilier, etc. Symbole d’une époque où tout paraissait si simple. La déférence de tous envers le Padre règle toutes les attitudes de la vie. Celles de la famille bien sûr, mais aussi celles envers tous les collaborateurs et relations et, à l’inverse, il avait l’obligation d’être à l’écoute de chacun et de l’accompagner dans son accomplissement. À cette époque, lorsque Jean et ses collaborateurs sont invités à déjeuner dans sa maison, les hommes sont à table, les femmes ont déjà déjeuné et sont derrière les invités. C’est une tradition d’autrefois, d’un autre pays et, il faut le dire, d’un autre monde pour nous. Le respect y a sa part. D’une certaine manière, le passage du temps n’érode rien. C’est ce parfum délicat, qu’exhale la demeure Brizziarelli dans cette atmosphère si finement évoquée dans de très beaux films italiens des années 1950-1960.
Bien sûr, à partir de cette première commande, se sont créées des relations de fidélité pour les autres investissements, et d’amitié profonde avec la famille. Le décès d’Enzo fut dramatique pour tous, et les relations se poursuivront avec la génération suivante.
La réputation de CÉRIC est alors telle que Giorgio se souvient s’être trouvé en 2006 sur le stand de Keller avec le dirigeant italien d’ICP, lequel venait de commander un four à Lingl. Giorgio profita de cette rencontre pour vanter, l’air de rien, toutes les garanties du four Casing, tant et si bien qu’à la fin CÉRIC obtint la commande ! CÉRIC a vécu une grande histoire avec l’Italie qui pourrait faire l’objet d’un livre à elle seule.

Un groupe multiforme
CÉRIC trace sa route innovante sans renier ce qui fait son ADN : des progrès incessants réalisés sous l’égide des cadres de haut niveau. Le directeur technique, Philippe Hatton, est une figure. Il sera bientôt secondé par Lionel Dumont. La thermique est au cœur des développements car la maîtrise de la consommation d’énergie reste une donnée structurante de l’avenir de la profession. C’est aux États-Unis que l’on implante les premiers thermo-boosters développés par le bureau d’études de Paris et CÉRIC-USA... Il s’agit d’un système de brassage à haute température, permettant de faciliter les échanges thermiques avec les produits, et donc de diminuer les pertes par les fumées en réduisant leur débit.
Les fondateurs de CÉRIC ont donc constitué un véritable groupe. Celui-ci dépasse les frontières de la profession, la société ayant investi très tôt dans des secteurs connexes, à l’image de l’agro-alimentaire où, sous le chapeau d’une filiale baptisée Cerex, on s’intéresse aux séchoirs à luzerne et à pruneaux, avant de se pencher sur le développement de séchoirs à morue.
Sur ces entrefaites - vers 1986-1987 - Jean Mérienne croise un de ses anciens collègues travaillant pour les biscuits Belin : « Intéressez-vous à Bonnand-Lornac, il est trop petit pour mener tout seul des projets », lui confie cet ami. Renseignements pris, Bonnand-Lornac est un petit équipementier spécialisé dans le matériel de cuisson pour la biscuiterie industrielle. Il possède les fours Ponton Lemeunier pour la pâtisserie industrielle. Séchoirs et fours : Cerex pourrait être un avatar de CÉRIC, côté boulange. Cela vaut en tout cas le coup d’essayer. Patrick Hébrard est envoyé avec sa troupe naissante de CÉRIC System dans les locaux audoniens de Bonnand-Lornac. Au final, l’entreprise se révèle être une petite société familiale plutôt sur le déclin. Au bout de quatre ans, CÉRIC jettera l’éponge, et CÉRIC System déménagera alors en Bourgogne.
Un autre exemple de la diversification du groupe est Adler, la filiale pour matériaux de construction béton, implantée à Crèvecœur, dans l’Oise. À la différence de Cerex toutefois, Adler, entrée dans le groupe beaucoup plus tard, enregistre de belles performances.
Cela étant, CÉRIC concentre avant tout son développement sur le cœur de son métier. Pour mémoire, la filialisation d’anciens sous-traitants a débuté très rapidement avec les créations de Fimec et Tecauma, et à partir d’AMR et d’Autom pour les armoires d’automates. Plus tard, c’est au tour de CMH : lorsque son actionnaire, M. Lhéritier, prend sa retraite, CÉRIC devient majoritaire.

Et puissant
Nous avons déjà évoqué le rayonnement de CÉRIC, dont l’implantation prestigieuse rue du Faubourg Saint-Honoré est un symbole. En 2002, le nombre de salariés du groupe atteint 1 850 personnes - dont plus des trois quarts sont des techniciens très spécialisés ou des ingénieurs de haut niveau - et le chiffre d’affaires s’établit à plus de 350 millions d’euros. Constituée en divisions ayant intégré les sous-traitants dans tous les domaines de fabrication et repris des usines pour produire ses matériels, la société a par ailleurs consolidé ses positions internationales. Outre ses quatre filiales américaine, allemande, australienne et espagnole, elle a ouvert des bureaux de représentation à Alger, Moscou et Shanghai et ses agences dans huit pays, dont l’Arabie saoudite et l’Argentine.
Il est important de conserver à l’esprit que ce développement spectaculaire, à la fois tentaculaire et intégré, a été réalisé grâce à une combinaison de pragmatisme et d’empirisme, à la confiance placée dans les collaborateurs, le tout toujours déterminé et reposant sur la maîtrise hors du commun des techniques et technologies. Mais est-il nécessaire de revenir sur ce point ? Pour reprendre quelques éléments précisés par les fondateurs à l’époque, voici ce qu’ils disaient en présentant CÉRIC en 2002 : « Il n’y a pas de stratégie gagnante sans coopération entre les producteurs de matériaux et les fabricants d’équipements qui partagent des buts communs. Nous avons essayé de faire de CÉRIC une entité industrielle avec le meilleur savoir-faire et des capacités d’offrir la possibilité de réagir de manière dynamique. Le fait d’être implanté partout facilite les échanges d’idées, une information plus extensive, et une assistance plus rapide. On n’est pas dans la pensée unique. » Ils ajoutaient : « Ce qui nous définit est d’anticiper plus vite encore les tendances qui affectent nos compagnies. L’accélération du changement, les fluctuations économiques nous obligent à aller plus vite. » La vitesse, ils connaissaient. La manière dont Michel Rasse reprenait les affaires peut en être une illustration.

Le Blitzkrieg
Mais que se passe-t-il soudain ? On voit de plus en plus souvent Michel Rasse en Italie. Le président de CÉRIC se déplace rarement pour le plaisir... En 2005 Morando, après un aller et retour chez son ancien propriétaire, est à nouveau en vente. Michel Rasse ne veut pas laisser passer cette occasion. Morando jouit en effet d’un grand prestige à l’export. La reprise ouvre d’alléchantes perspectives avec la modernisation des usines autrefois construites par l’Italien, parmi lesquelles plus de trente sont situées en URSS. Autant de réalisations à venir pour CÉRIC en Russie ! Morando s’ajoute à une liste déjà bien longue d’entreprises rentrées dans le portefeuille de la société. Car, entre-temps, CÉRIC a repris Techno Céramic en Espagne, puis Rieter, le constructeur allemand réputé pour ses presses. Et voici qu’en 2004, Keller traverse à son tour une passe désespérée : 300 salariés et un portefeuille de commandes qui a chuté à 5 millions d’euros. Faut-il y aller ? Michel Rasse se pose-t-il même la question ? Dès qu’une affaire se présente, il semble ne jamais s’interroger. À se demander, comme en témoigne l’anecdote suivante concernant la reprise de Rieter, s’il ne serait pas boulimique… Revenant de la Foire de Munich, il croise M. Camus, le directeur comptable, et lui dit : « Je viens de faire des emplettes.
Ah bon, fait mine de s’étonner celui-ci.
Oui, j’ai repris Rieter pour 5 millions d’euros », laisse tomber Michel Rasse.

Yvette Château s’en amusait, elle qui fut si longtemps la secrétaire du service chantiers et, à ce titre, la confidente de tous ceux qui étaient sur le terrain. Ils lui confiaient leurs soucis techniques, l’appelaient dans l’urgence pour régler mille tracasseries. En attendant, on envoie chez Keller un des nombreux cadres du groupe qui, lui aussi, a fait ses classes aux États-Unis, Jean-Jacques Wagner. On lui confie la tâche de redresser l’entreprise allemande dont les fondements restent excellents : dès 2005, Keller est une société rentable dans le groupe.
À y réfléchir d’ailleurs, le Blitzkrieg mené par les responsables de CÉRIC a son utilité. Il correspond à une vision à long terme, présente depuis l’origine. Le marché ne cesse de se tendre et d’évoluer. Les concentrations débutées dans les années 1980 se poursuivent et atteignent un degré inégalé. Des huit cents sociétés répertoriées dans les années 1960 en France naîtront quatre groupes dont il est facile de supputer la puissance. De tels clients appellent des fournisseurs capables d’offrir des réponses globales et internationales. C’est une tendance générale dans l’économie, anticipée de tout temps par CÉRIC. Avec ses multiples filiales, la société a largement étendu sa force de frappe internationale. Elle est en situation de répondre et de proposer des solutions en tous lieux.

Groupe ou non, CÉRIC ressemble à ses fondateurs. La liberté, le sens de l’initiative, la passion, le travail et l’expertise en sont les moteurs. Ils tournent maintenant à plein régime depuis plus de quarante ans. Il y a des passes difficiles, par exemple vers 1995-1996. Mais l’énergie, la confiance et parfois l’aide de certains amis briquetiers l’ont toujours emporté.
En interne, certains s’inquiètent. Michel Rasse et Jean Mérienne ont-ils pensé à l’avenir ? Qui pour diriger CÉRIC demain ? Des cadres volontaires ? Qui d’autre ? Michel Rasse et Jean Mérienne n’entendent pas ces questions. À la barre du navire, à la fois goélette, trimaran et paquebot, ils continuent de voguer sur cet océan de terre.
La fin des années 1990 a vu l’arrivée des briques monomurs, développées chez Wienerberger et qui se traduisent sur le sol français par l’irruption d’un modèle de brique rectifiée dans laquelle on insère des couches d’isolants. Ces nouveaux modèles sont extrêmement techniques et adaptés aux critères de la construction moderne plus écologique et plus économique. CÉRIC est, bien sûr, partie prenante de l’histoire. En 1999, la société a monté pour le site de Sturm à Betschdorf - une filiale de Wienerberger - la première unité de production dédiée au bloc de terre cuite rectifié en France. De cette histoire naît un nouveau séchoir à forme sinusoïdale.

Vers demain
Michel Rasse et Jean Mérienne, presque octogénaires, finissent par céder le groupe en 2006 au groupe industriel Legris.
Dire que la cession n’a pas été une réussite est un euphémisme. En dépit d’un accueil plutôt favorable de la part du personnel, Legris n’a probablement pas su comprendre CÉRIC dont le fonctionnement était si particulier. La suite, c’est la reprise en 2010 par Pléiade Investissement et la rencontre entre son président, François Poirier, et Jean Mérienne, toujours au conseil de surveillance. Entre le financier et le capitaine d’industrie, une grande estime réciproque, quasi filiale, est née. Le cœur recommence à battre continuant à mouvoir les femmes et les hommes dont la passion reste intacte. Patrick Hébrard et Jean-Jacques Wagner ont été amenés à présider l’un l’entreprise, l’autre sa destinée opérationnelle.
Le défi de la construction est immense, mais la science est toujours là. Elle ouvre les portes des marchés aux cycles éternels de ces pays amenés à bâtir d’immenses chantiers. CÉRIC a pour elle de pouvoir proposer une palette extrêmement variée de solutions, adaptée en outre aux combustibles les plus divers – schistes houillers, sciure de bois, pâte à papier… Sait-on qu’un jour, avec Raoul Castro à Cuba, CÉRIC développa un projet pour alimenter en combustible les centrales thermiques en remplaçant le fuel par la bagasse traitée, du déchet de canne à sucre ? La société a toujours trouvé des solutions, même aux problèmes apparemment les plus insurmontables.
Elle continue à progresser, construisant avec ses bureaux d’études et ses sites industriels les réponses de demain. Quelle joie que de se promener partout dans le monde, d’en goûter les couleurs et les textures, les rouges, les rose de la brique toulousaine, les teintes tabac ou l’épiderme lissé ou sablé de la flamande, le style Tudor ou Victoria, la brique d’Afrique ou celle d’Amérique, la plata banda du Venezuela… les toits ruisselants, et de savoir que l’on a été de toute cette aventure ! De savoir qu’en Algérie, bâtie selon le fameux plan de Constantine de 1958, la ville de Boughezoul nécessitera des millions de briques ; que des produits plus écologiques, plus économiques, cuits dans des usines de moins en moins consommatrices d’énergie feront le monde de demain. Que de la Chine à l’Inde et l’Afrique, la terre cuite continuera d’habiller les toits et les demeures et que, même si cela reste un combat, parfois gagné et d’autres fois perdu, CÉRIC conserve intacts la passion, la flamme et le sens du service envers ceux qui lui font confiance.

Ce que nous n’avons pas dit
Ici s’arrête ce récit relatant des incursions et anecdotes saisies au vol durant les aventures de CÉRIC à travers la planète, celles qui ont façonné la société actuelle et sont les ressorts de tous ses développements à venir. Cet ouvrage évoque quelques moments où des volontés se sont conjuguées à d’étonnants talents pour faire vivre et transformer une profession qui doit accompagner l’évolution permanente et les exigences de constructions très diverses dans chaque zone du monde. Rappelant les ferments d’une métamorphose, évoquant des mutations profondes, cet ouvrage recueille des récits et idées glanés auprès de personnes impliquées dans cette épopée extraordinaire. Beaucoup de lieux incontournables, de jalons de la vie quotidienne de CÉRIC et d’acteurs majeurs ne sont pas cités ici. Nous avons encore des morceaux de choix dans nos cartons.
Pour une mise en bouche, nous aurions pu évoquer la Belgique avec des familles de briquetiers extrêmement impliquées et la naissance d’une indéfectible amitié avec la famille Nelissen…
L’Arabie saoudite et ce projet par un prince de la famille régnante pour une implantation près de Ryad, le mariage royal, et d’autres moments défiant l’imagination, parmi lesquels une réception de la sœur du monarque dans l’appartement parisien du dirigeant. Pour l’occasion, la rue avait été fermée à chaque extrémité, et les voisins, affolés, crurent à un attentat !
Les très bonnes relations personnelles avec Kayatt, le briquetier le plus important de toute la zone arabe dont le splendide palais était digne des contes les plus imaginatifs d’époques révolues.
Les premières incursions dans les pays de l’Est - en Bulgarie, puis à Brno en Tchécoslovaquie, où fut initiée une commande déterminante pour conquérir cette région. Nous « regretterons » l’impasse sur la délicieuse et perturbante bière Pils, Austerlitz et le Fernet-Branca, la visite de clients à Paris au moment de Mai 1968, le Kazakhstan et la découverte de ce pays si fabuleusement beau et accueillant.
La réception dans la yourte officielle avec les cérémonies traditionnelles de la tête de mouton découpée par l’invité.
La traversée de la Hongrie et de la Serbie marquées par le choix, avec nos amis Poittemill, d’une technologie salvatrice qui a évité la fermeture de son entreprise à un client.
Et comment ne pas évoquer la visite des usines Wienerberger dans plusieurs pays du monde en compagnie de son président ? Ne pas se souvenir du docteur Reithoffer, qui présida cette société pendant tout son remarquable développement à travers le monde ? Homme de fer, d’un courage inouï se battant avec une maladie implacable, il fit l’admiration de tous. Seul un homme de très grand talent pouvait lui succéder. C’est Heimo Scheuch. Celui-ci est arrivé peu de temps avant la dernière crise pour prendre en charge cet immense paquebot de plus de 270 usines réparties dans la plupart des pays du monde.
CÉRIC a vécu d’intenses et fabuleux moments en Russie avec de grandioses aventures à la dimension de cet immense pays, la chasse à l’ours avec le magnifique couteau de chasse offert en prévision et un déjeuner inoubliable sur le fleuve Amour, une réception au musée de la guerre à Minsk, l’usine construite dans la province de Mordovie et son président d’une compétence atypique qui l’a fait désigner meilleur dirigeant de Russie… La briqueterie de Golitsyno, près de Moscou, la plus importante et la plus exemplaire de toutes les usines d’Union soviétique dirigée par le président Kruikoff, si accueillant, réservé et attentif… le Tatarstan et les camions Kamaz - le territoire de Michel Dutreux -, l’invitation aux mille ans de Kazan avec sa civilisation tellement riche.

Partons en Iran pour signer d’importants contrats à Ispahan et Tabriz, pour « voler » sur les somptueux tapis de Tabriz et effleurer la culture plurimillénaire du pays et découvrons l’usine des environs de Gorgan de 300 000 briques/jour réalisées avec pour seuls outils ou machines une pioche à la carrière, et plus de deux-cents bourricots afin de déplacer les briques... Et pourquoi ne pas évoquer la vision des très jolies enfourneuses - ne dit-on pas qu’à la jonction de l’Asie et de l’Europe, la population issue de la fusion des ethnies des deux continents est le plus beau peuple de monde ?
CÉRIC, c’est également la Finlande où le voyage s’achève par une passionnante semaine en Laponie. Pour trois usines, et plus particulièrement pour Michel Bernard qui géra les projets qui s’additionnaient à tous les grands projets anglais, ce pays est celui de souvenirs, de moments inoubliables, prolongés souvent bien tard dans la nuit avec ses amis Finlandais.
D’autres temps forts ont marqué l’histoire de CÉRIC, en Angleterre notamment avec la tuilerie des si raffinés Oldbrige, et les John, dont le très compétent et attachant John Dudding. Là-bas, que d’amis de CÉRIC ! Warnham, ce grand four et les soucis de sa mise en route…
Quant au Cameroun, nous ne pouvons oublier la statue à messages et les superstitions des clients.
Autres lieux autres mœurs : en Tunisie, à l’entreprise Mehni, dont le président ne signait les contrats qu’avec un stylo à encre verte.
Quelles histoires d’ailleurs en Tunisie, le pays où régnait André Vegnaduzzo, ces moments passionnants avec Bourguiba, lors d’une inauguration d’usine à Sousse.
La visite à Paris d’une délégation de Mongolie conduite par une digne présidente qui offrit solennellement à Jean Mérienne un superbe coffret sculpté contenant un thé pour vivre 100 ans. Les collaborateurs de CÉRIC présents plaisantant s’exclamèrent : « Non ! Madame, non ! » et la pauvre présidente, habituée à la déférence presque religieuse de ses collaborateurs, ne comprit rien à l’horreur de cette attitude. Elle se trouva soudain complètement embarrassée de son cadeau, et dans son allocution de remerciements, Jean Mérienne se donna un mal fou pour remonter la pente et rétablir la dignité.
Nous aurions pu évoquer la création de Céric USA., devant une tasse de café, avec l’incroyable Francis Pixley, ce cowboy avec ses boots et son grand chapeau, véritable image d’Épinal, l’usine de Cheerokee, de son président mormon et des prières à déjeuner.
À découvrir également la réception ukrainienne chez Maxim’s. Le vice-ministre, chef de la délégation, qui était aussi un chanteur de très grand talent, largement comparable à Yvan Rebroff, fut invité par l’orchestre sur la scène, et enthousiasma les dîneurs au point que tous se levèrent pour l’applaudir. Cette délégation en Normandie où, à trois heures du matin, s’éleva la voix grave et féerique de notre enchanteur devant sa fenêtre grande ouverte sur la nature.
Et, pour finir, le dîner offert par CÉRIC à la profession chez Bocuse à Lyon, en guise d’adieu à Jean lors de la cession de l’entreprise. Un dîner d’anthologie où l’empereur des cuisiniers exposa son immense talent, inoubliable pour tous les invités.

Enfin n’oublions pas, à la mesure de leur rôle, l’importante action des femmes chez CÉRIC. Ne disait-on pas que CÉRIC était dirigé par une présidente et deux assistants dévoués ? L’engagement très personnel et exceptionnel de chacune des femmes aux côtés de leurs protégés était tel qu’ils savaient pouvoir toujours compter sur elles. Leur attachement à l’entreprise constitue aussi une très belle histoire au cœur de CÉRIC.
Pénétrons le royaume de la finance, les acteurs financiers à la manœuvre dans les négociations et qui accompagnaient les équipes commerciales dans ces pays aux normes arbitraires, où l’imagination prime sur les règles habituelles. Les contrats à s’arracher les cheveux dans les pays arabes avec les lois coraniques. Ainsi CÉRIC a-t-elle été à bonne école et les salariés d’aujourd’hui ont de qui tenir !
Parcourir l’évolution de la construction pendant toutes ces années, de la réponse de la profession et de la grande implication de CÉRIC est un autre grand chapitre. Ces histoires se mélangent mais elles sont la raison d’être de CÉRIC.
Années d’aventures et d’anecdotes constituent la petite histoire de CÉRIC au sein d’une profession qui a nourri sa passion.

 

 

 



Quel tourbillon !
C’est bien là le reflet de plus de cinquante ans de l’histoire de CERIC, de ce mouvement brownien permanent et générateur de tant de succès et de tant d’innovations.
Même en lecteur averti, partiellement acteur dans les quinze dernières années de cette belle aventure, familier de Jean Mérienne et de Michel Rasse, je ne puis m’empêcher d’être frappé par la convergence de l’histoire de l’Entreprise et de celle de ses Hommes et Femmes.
Gardons ces gènes dans notre ADN, gardons la passion, la complicité avec le client, l’amour du produit final. Portons cette conviction profonde que la maîtrise de la caractérisation de la matière première et de sa transformation seront les seules garantes de la qualité finale et de la compétitivité de ce beau produit « Terre Cuite », et donc du succès de nos clients. Et que ce n’est qu’ensemble que l’on peut imaginer des innovations de rupture, quitte à les subir parfois lorsqu’elles dépassent l’imagination, pour mieux les maîtriser ensuite.
Je retiens aussi que l’histoire de CERIC est une succession de changements, d’adaptations, de saisies d’opportunités. C’est cela la vraie agilité d’une Entreprise.
Nous voyons aujourd’hui une accélération du changement. Les marchés de demain, les attentes des clients de demain, les enjeux de demain, ne sont plus les mêmes que ceux décrits dans ce Livre. Nous le savons, nous n’avons aucune nostalgie, nous sommes armés par nos actionnaires, et prêts pour ces nouveaux défis, qui ont pour noms « durable », « énergie propre », « performance constructive », « alliances », sans toujours savoir où ils vont nous mener, si ce n’est « toujours plus loin ».
Notre valise est prête.

Jean-Jacques Wagner, Président


28/04/2016
2 Poster un commentaire